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le poète dramatique, en aucun point de l’ouvrage l’adresse de l’artisan ne lui devient inutile : l’artifice est au service de l’art, qui n’a garde de le congédier.

D’abord le prologue, pour appeler de son vrai nom le premier acte, est presque une merveille d’exposition ; rapide et toute en action, comme fut l’an passé celle d’Odette, et cependant, par un tour exquis d’habileté, si discrète qu’on n’aperçoit dans ce premier chapitre de l’histoire d’un crime, presque à la place même et à l’heure où le crime s’est commis, ni le criminel ni la victime. La scène se passe de nos jours, ou plutôt cette année même, en Russie, à Pétersbourg. M. Sardou, parmi ses émules, est le plus informé des choses présentes, le mieux avisé des chances nouvelles de succès. Il sait qu’un événement d’hier, auquel nous pouvons assister, nous touche plus qu’une anecdote mérovingienne, moyen âge, ou Louis XV, pourvu que nous pensions qu’en effet nous y pouvions assister, c’est-à-dire qu’elle nous paraisse vraisemblable. En cette année 1882, où donc mieux qu’en Russie un homme bien ne peut-il être assassin et le monde se méprendre sur les raisons de son crime? D’ailleurs, une Russe, exemplaire d’un peuple encore voisin de la nature et déjà trop cultivé, une Russe où l’analyse, démêlera plus facilement les élémens divers de l’âme féminine, où chacun de ces élémens aura plus de force, et qui paraîtra ainsi plus femme qu’une Française ou une Saxonne, une Russe fournira un curieux caractère d’héroïne. A peine le rideau levé, nous avons un premier document de la malice de l’auteur ; la localité de son drame est excellemment choisie.

C’est donc à Pétersbourg, chez le capitaine Wladimir Andréiévitch Yarischkine, fils du général Yarischkine, grand-maître de police. Par une courte scène entre un valet et un bijoutier, nous connaissons Wladimir, et nous apprenons qu’il va se marier : viveur, bon enfant, prodigue, adoré de ses domestiques et de ses maîtresses, il est ruiné aux trois quarts et se ravitaille par un mariage. Il épouse une veuve, une princesse, dont il est encore défendu de dire le nom. Il ira faire à Paris son voyage de noces : Pétersbourg est trop attristé par les exploits des nihilistes. Cependant il se fait tard, le maître ne rentre pas. On sonne; c’est la princesse, Fèdora Romazof. Elle est inquiète, impatiente; elle a vainement attendu Wladimir, pendant toute la soirée, au théâtre Michel. Par ce temps de complots et d’attentats, n’est-il pas menacé comme un otage, lui, le fils d’Yarischkine ! Soudain, un petit moujik se précipite : Le voici, le maître ! Hèlas ! en quel état! On introduit ici les comparses d’un funèbre cortège: des hommes de police, un passant ; par la porte du fond, qui donne sur la chambre du jeune homme, on voit aller et venir auprès du lit un chirurgien, des aides: Wladimir Andréiévitch a été trouvé frappé d’une