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de qualifier la défection de Frédéric, qui, plantant là ses alliés, les laissant porter seul le poids du jour, se ménagea en 1742 une paix séparée avec l’ennemi commun et se retira sous sa tente, la conscience tranquille, le cœur en joie et les mains pleines ?

En 1740, la France pouvait choisir entre l’alliance de la Prusse, celle de l’Autriche ou la politique expectante. Quel que fût son choix, dans quelque combinaison qu’elle entrât, elle avait à se garder de l’Angleterre, sa jalouse rivale, sa mortelle ennemie d’alors, qui, désireuse de s’assurer la souveraineté des mers, était toujours prête à ameuter, à coaliser l’Allemagne contre l’héritier et l’héritage du grand roi. Si la France, au lieu de lier partie avec la Prusse, avait épousé la cause de Marie-Thérèse, le roi d’Angleterre se serait souvenu qu’il était électeur de Hanovre et que Frédéric défendait les libertés du corps germanique contre la puissance impériale. Frédéric y comptait bien, c’était là-dessus qu’il tablait, et il n’était pas homme à négliger aucun des atouts qu’il avait dans son jeu. Il était certain que le jour où il romprait son pacte avec la France, l’Angleterre viendrait à lui; aussi la ménageait-il, sans qu’il lui en coûtât autre chose que d’artificieuses coquetteries, et personne, comme on sait, ne s’entendait autant que lui à cajoler les gens, à les amuser par de belles paroles, à les effrayer par de fausses menaces, à les reprendre par des caresses qui, succédant aux rebuffades, n’en avaient que plus de douceur et plus de prix. Les hommes étaient pour ce grand musicien un instrument dont il jouait comme de la flûte. « Tâchez cependant de flatter Hyndford, écrivait-il à son ministre d’état, le comte de Podewils, et de nous le conserver; c’est un escalier dérobé qui peut servir en cas d’incendie... lorsque nous n’aurons plus d’autre saint auquel nous vouer. »

Dans de telles conjonctures, l’alliance autrichienne avait sans doute ses avantages, mais elle offrait de graves inconvéniens et ne promettait qu’un profit douteux. M. de Broglie a rendu un juste hommage au caractère comme à l’intelligence supérieure de Marie-Thérèse, et nous ne voudrions pas retrancher un mot à l’éloge qu’il fait de ses grandes qualités. Mais, on l’a vu vingt ans plus tard, Marie-Thérèse était une amie peu commode et peu donnante; la générosité n’était pas au nombre de ses vertus. Avec ses beaux yeux d’un bleu sombre, sa chevelure bouclée, le charme de son sourire, ses dents éblouissantes, le parfait ovale de son visage, son cou de cygne et toutes ses grâces, c’était une de ces femmes adorables et blondes, qui pèsent lourdement au bras sur lequel elles s’appuient; aussi faut-il y regarder à deux fois avant de le leur offrir. Elle aimait à prendre, quoiqu’elle pleurât quelquefois en prenant; mais elle aimait aussi à retenir ce qu’elle avait fait mine de donner, et elle s’entendait à exploiter ses amis. M. de Broglie raconte qu’elle avait poussé la naïveté jusqu’à demander à Frédéric sa