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étroite, par les théories absurdes du Contrat social, elle a erré en cherchant à améliorer le sort du peuple sans le maintenir par une discipline morale ; elle a semé plus de haine que d’amour, trop parlé aux hommes de leurs droits, pas assez de leurs devoirs. Aujourd’hui la savante Allemagne semble vouloir reprendre le problème avec ses données exactes ; un homme génial, comme ils disent, l’esprit le plus pratique de notre temps, n’a pas dédaigné de mettre la main au grand magistère ; ceux mêmes qu’il a le plus cruellement blessés l’applaudiraient s’il réussissait dans sa noble tâche. Mais l’Allemagne est prise comme nous dans les chaînes de fer d’une longue histoire, retenue par la métaphysique et les constructions du passé ; elle est timide, comme tous les spéculatifs, on peut douter qu’elle mène à bonne fin l’entreprise. Plus impétueux et plus libres d’entraves, les Slaves se trouveront peut-être un jour dans des conditions meilleures : ayant la foi des vieux âges et la science des nouveaux, de grands espaces vierges dans leurs âmes comme sur leurs terres. Nul n’a vécu chez eux sans y sentir le souffle d’une puissante espérance ; qu’il soit permis aux croyans du progrès de la partager. — Que de songes ! diront encore les sceptiques. Des songes faits par tant de gens contiennent souvent une part de vérité, et, en Russie du moins, ils hantent beaucoup d’âmes à ma connaissance. Ceux que ces songes troubleraient dans leur repos n’ont guère à s’inquiéter ; l’heure de la réalisation n’est pas proche, si l’on compte d’après la marche accoutumée des événemens historiques ; il est vrai que, pour toutes choses, les modernes ont raccourci le temps, et que l’histoire, qui autorise les prévisions, ne permet pas les calculs exacts. L’astronome est plus heureux que l’historien ; celui-là dit : Telle révolution du ciel reviendra à telle date ; celui-ci ne peut que dire : Telle révolution de l’humanité se reproduira dans des circonstances données. Un jour, je me trouvais en mer sur un bateau turc, dans des parages de l’Archipel fort accidentés et de fond très inégal ; on cherchait un ancrage : du gaillard d’avant, des matelots jetaient la sonde et criaient à chaque minute des chiffres différens ; le capitaine ordonna de mouiller. Je m’approchai pour lui demander par combien de brasses nous étions ; l’Oriental leva les yeux au ciel avec son geste accoutumé et me répondit : « Dieu le sait ! » Jetons la sonde dans l’avenir pour nous donner à nous-mêmes l’illusion que nous gouvernons nos navires : il faudra toujours nous résigner à répondre comme ce capitaine.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUÉ.