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du sol. Cette race de mineurs est toujours une race turbulente et cupide. L’ivresse, les vols, les rixes suivies de meurtres sont fréquens chez eux, et je suis obligé de convenir que sur dix crimes il y en a neuf commis par des gentils. Mais je vous répète que c’est une population tout à fait exceptionnelle et qu’il ne serait pas équitable de prendre comme terme de comparaison. »

Je ne voulus pas faire remarquer au juge que la sévérité de son jugement sur les mormons ne me paraissait pas, d’après son propre témoignage, être tout à fait justifiée par les faits, et notre arrivée à Salt Lake City mit un terme à la conversation. Pour peu que mes lecteurs entretinssent des idées aussi erronées que moi sur les us et coutumes des mormons, ils seront peut-être désappointés d’apprendre que Salt Lake City, pour être leur entière création, n’en présente pas moins le même aspect que toutes les nouvelles villes américaines : des grandes rues droites sillonnées de tramways, des trottoirs très larges, des magasins plus ou moins vastes, quelques hôtels et beaucoup de petites maisons particulières. En été cependant l’aspect de la ville doit être assez agréable ; car les rues sont presque toutes plantées d’arbres et arrosées par des ruisseaux d’eau courante. Mais au mois de novembre, lorsque les montagnes sont couvertes de neige, ce genre d’agrément n’est pas de ceux qu’on recherche le plus, et je ne puis dire que l’aspect de la ville m’ait particulièrement séduit. Ce qui continue à nous préoccuper, le chapelain et moi, c’est de recueillir encore quelques détails sur les croyances et les mœurs des mormons. Mais le hasard ne nous favorise pas sous ce rapport. Le président John Taylor est absent pour quelques jours, ainsi que deux ou trois des plus importans personnages de la communauté. La seule connaissance intéressante que nous ayons faite a été celle du délégué du territoire d’Utah au congrès de Washington, qui est en même temps, à Salt Lake City, membre du conseil des douze apôtres, et mari de trois femmes. Il nous reçoit dans un cabinet d’affaires fort bien installé : dans un coin un appareil téléphonique ; sur les murailles des cartes indiquant la conformation géologique du territoire d’Utah et ses ressources minérales. Il se plaint à nous de l’ennui qu’il éprouve à passer seul, tous les ans, de longs mois à Washington, où il a peu de chose à faire. « L’année prochaine, nous dit-il, j’amènerai ma femme. » Laquelle ? me demandé-je. Sans doute il compte alterner. J’avouerai que ce personnage n’a pas produit chez moi l’impression favorable que m’avait laissée somme toute notre connaissance de la veille, le vieux mormon. Je lui ai trouvé l’air d’un franc hypocrite, et c’est tout à fait sous ses traits que je me représente le Pecksniff de Dickens. J’ai acheté dans la journée un journal où par hasard il était question de lui (il y a deux journaux à Salt Lake City, l’un qui est l’organe des