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enfermée dans le cercle étroit que lui avait tracé Boileau ne pouvait y demeurer que pour y périr d’inanition, ou en sortir que pour se transformer et cesser par conséquent d’être elle-même? C’est l’unique argument que M. Krantz, avec une dextérité singulière, tourne et retourne en cent façons. Véritablement, Racine et Boileau, La Bruyère et Voltaire, Descartes et Buffon ne sont plus pour lui des individus vivans, des personnes réelles, avec la variété de leurs esprits et de leurs aptitudes, l’opposition de leurs goûts, l’inégalité de leurs talens; ce sont de pures activités dont l’effort, en vertu de la même impitoyable discipline, s’applique aux mêmes objets de la même manière, et s’achemine au même but, sous la tyrannie des mêmes exigences, par les mêmes moyens. Ils ne diffèrent les uns des autres que par le temps de leur naissance et celui de leur mort. Une faveur de la fortune a fait naître Racine au XVIIe siècle; la malignité du hasard a voulu que Voltaire vécut au XVIIIe siècle. Contemporain de Boileau, l’auteur d’Alzire et de Tancrède eût été l’auteur de Britannicus et d’Iphigénie; mais contemporain de La Harpe et de Marmontel, l’auteur d’Andromaque et de Phèdre eût été capable d’écrire Agathocle ou les Pèlopides. Pour moi, je crois plus volontiers que le vrai malheur de Voltaire, en la circonstance, a été de ne pas être un Racine.

Je croirai surtout, qu’en dépit de certaines apparences, on a tort, comme on le fait, et comme on ne le fait que depuis quelques années, de voir dans la littérature française du XVIIIe siècle une naturelle et légitime héritière de la littérature du siècle précédent. L’inégalité des œuvres, on ne la conteste pas; on ne le pourrait pas d’ailleurs, elle saute aux yeux. Mais on veut que d’un âge à l’autre il y ait eu continuité dans la tradition comme dans le temps, et que la même raison oratoire ait gouverné l’esprit des contemporains de Bossuet et celui des contemporains de Voltaire. Je ne crois pas qu’il fallût beaucoup pousser l’auteur des Origines de la France contemporaine pour lui faire dire qu’il reconnaît la rhétorique du grand siècle dans la phraséologie verbeuse des Robespierre et des Saint-Just. De plus hardis encore ont accusé la tragédie classique des excès de la révolution. Si cependant il y a quelque vraisemblance, ou quelque vérité peut-être, dans ce que nous avons dit plus haut de l’imitation et de l’invention classiques, le lecteur est à même de juger le paradoxe et de voir exactement en quoi consistent ici l’illusion et l’erreur. Tandis, en effet, que le XVIIe siècle est tout occupé d’approfondir la connaissance de l’homme et de débrouiller, pour parler le langage des prédicateurs, cet inconcevable amas de contradictions; le XVIIIe au contraire, travaille à se débarrasser du peu qu’il sait de l’homme, afin de le pouvoir plus commodément ajuster à la mesure de ses utopies. Voilà pour le fond. Tandis que le XVIIe siècle, dans les peintures qu’il nous fait de nous-mêmes, travaille à effacer jusqu’aux moindres traces du labeur et de