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les sinistres réalités par lesquelles elle se sent à chaque instant ressaisie.

Ce drame intérieur de révolution et de meurtre, qui a déjà été marqué par la mort d’un tsar et qui a paru à demi suspendu au début du nouveau règne, va-t-il reprendre son cours sanglant ? Les incidens tragiques recommencent du moins, la lutte semble se raviver plus que jamais entre les révolutionnaires et le gouvernement. Il n’y a que quelques jours, un procès engagé contre des nihilistes de Saint-Pétersbourg s’est dénoué par dix condamnations à mort. Le tsar a fait grâce de la vie à neuf des condamnés, et l’intervention de M. Victor Hugo n’a même pas été étrangère, dit-on, à cette atténuation de peine. La sentence n’a été exécutée que pour un seul des condamnés, un officier de l’armée, Soukhanof, qui a été fusillé à Cronstadt. L’exécution n’était pas encore accomplie que, déjà, à l’autre extrémité de l’empire, un nouveau meurtre avait éclaté comme pour relever le défi, comme pour répondre à la fusillade de Cronstadt. Le procureur-général près le tribunal militaire de Kief, le général Strelnikof, avait été envoyé à Odessa pour hâter l’instruction d’un autre procès nihiliste ; à peine arrivé, il a été assassiné en plein jour sur une promenade d’Odessa, et ce n’est pas sans difficulté que les assassins ont pu être arrêtés. Les conspirateurs restent visiblement à l’œuvre. Ils se laissent prendre quelquefois, mais ceux qui sont pris ne révèlent rien sur l’organisation nihiliste, et ils ont aussitôt des remplaçans prêts à poursuivre l’exécution des complots. Ces étranges et sombres sectaires ne reculent devant aucune extrémité, ils l’ont bien prouvé, et à chaque instant on a la preuve de l’habileté avec laquelle ils préparent leurs moyens de destruction. La crainte d’attentats toujours possibles contre le souverain lui-même domine tout, obsède les esprits ; elle tient Alexandre III enfermé à Gatchina, dans une solitude impénétrable ; elle l’empêche de paraître à des fêtes auxquelles les tsars ne manquaient jamais, et c’est sous l’impression de cette crainte perpétuelle qu’on a hésité jusqu’ici à fixer la date du couronnement à Moscou. À voir cette recrudescence révolutionnaire, et à voir aussi les moyens de répression que le ministre de l’intérieur, le comte Ignatief, cherche à s’assurer par une organisation nouvelle de la police, on comprend que la lutte n’est pas près de finir ; on distingue tout ce qu’il y a de violent dans une situation où l’on essaie vainement quelquefois de faire diversion aux troubles intérieurs en flattant les passions nationales, en tournant les imaginations russes vers les rêves d’un panslavisme conquérant.

Le moment est passé et il n’est pas revenu pour cette politique panslaviste qui peut bien tenter l’esprit du jeune empereur Alexandre III, qui est sûrement caressée par le ministre de l’intérieur, le général Ignatief, mais qui ne pourrait pas être avouée aujourd’hui sans péril.