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dans les rues, ce sont les fainéans de la race qui sont venus dans les villes, parce qu’ils ont l’horreur du travail et qu’il y est plus facile de gagner sa vie en faisant rien ou peu de chose. Ils ont peu de besoins, et les quelques cents qu’ils attrapent par-ci par-là leur suffisent pour ne pas mourir de faim. Ce sont les lazzaroni du pays. L’élément sain et laborieux de la population, c’est l’élément rural qui continue à travailler sur les domaines qu’elle cultivait autrefois lorsqu’elle était à l’état esclave. J’en ai employé un grand nombre comme ouvriers dans mes plantations de la Floride, et je suis loin d’avoir eu à m’en plaindre. Ils ne sont pas très âpres à la besogne, et il y a une certaine somme de travail qu’il ne faut pas leur demander de dépasser. Mais, en revanche, ils sont peu exigeans pour leur salaire et faciles à conduire. La grande difficulté c’est, dans leur propre intérêt, de les accoutumer à l’économie. Leur instinct est de dépenser tout ce qu’ils gagnent en habits très voyans, en mouchoirs rouges, en babioles, et de vivre au jour le jour. Cependant ils sont en progrès sous ce rapport. Un assez grand nombre ont affermé par petits lots à leurs anciens maîtres les plantations sur lesquelles ils avaient vécu et paient régulièrement leurs redevances. D’autres sont même devenus propriétaires de terrains achetés par eux à bas prix, au lendemain de la guerre, et en tirent fort bon parti. La culture du coton, au lieu de se faire en gros, se fuit aujourd’hui en détail, mais elle n’en est pas pour cela moins productive, bien au contraire. Le total des balles de coton récoltées s’est élevé de 3,800,000 balles en 1874 à 6,000,000 en 1880. On n’évalue pas aujourd’hui à moins de 6 millions de dollars l’ensemble des contributions payées par la population nègre. Comme les contributions sont proportionnelles à la richesse, c’est la preuve de sa prospérité, et les progrès de son bien-être sont visibles à l’œil. J’en suis frappé tous les ans lorsque je vais visiter mes plantations de la Floride. Là où sur ma route, l’année précédente, j’avais laissé une cabane, je retrouve une maison; là où j’avais remarqué une maison, je retrouve une ferme avec ses dépendances, et je puis vous affirmer par ma propre expérience qu’il s’est fait de très bonnes affaires dans le Sud depuis quelques années, principalement dans la Géorgie, par la culture du coton, et dans la Floride par celle des oranges. — Et leur état moral? lui ai-je demandé. Où en sont-ils au point de vue des mœurs, de l’instruction, des croyances religieuses? Cela m’intéresse, je vous l’avoue, autant que leur bien-être, dont cependant je me réjouis avec vous. — À ce point de vue, m’a-t-il répondu, il faut distinguer entre les années qui ont suivi la guerre et celles d’aujourd’hui. Les années qui ont suivi la guerre ont été déplorables. Cette malheureuse population, quoi qu’on en ait dit depuis pour justifier cette odieuse institution de l’esclavage,