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espèce de miracle si nous regagnons Prague sans échec ; je dis plus, c’est qu’il est physiquement impossible que ceci subsiste trois jours dans la situation où cela s’enfourne… Je vous avoue que M. le maréchal de Broglie s’est chargé de la plus mauvaise besogne qui se soit peut-être vue à la guerre et dont je crois qu’il est bien impossible qu’il se tire bien, à moins que les généraux ennemis ne soient bêtes comme des cochons : et je vous proteste que si j’avais été maréchal de France, commandant en Alsace, je n’aurais pas quitté ce poste pour venir me perdre et me déshonorer, et nous sommes ici plusieurs, qui, sans être aussi grands ni aussi bien que lui, ne serions pas fâchés de n’y pas être. Je quitte cette lettre parce que voilà l’armée des ennemis qu’on nous annonce arrivée sur nous. M. le maréchal est résolu, et il a raison, de soutenir Pisek à tel prix que ce soit[1]. »

D’Aubigné était bien informé ; avant même qu’il eût pu terminer sa lettre, l’avant-garde de l’ennemi était en vue, et le grand-duc, confiant dans la supériorité numérique que lui assurait sur ce point isolé la dispersion des troupes françaises, ne craignit pas d’envoyer en avant un trompette pour faire sommation à la ville de se rendre. Mais le maréchal, ayant dans la nuit ramené, par un rapide mouvement de concentration, tous les détachemens qui étaient à portée, se crut en mesure de tenir ferme et, rassemblant autour de lui son état-major, il attendit le trompette autrichien, qu’on lui amena à travers la ville, les yeux bandés : celui-ci, conformément à ses ordres, déclara à haute voix que « le grand-duc n’aimant pas même le sang de ses ennemis, encore moins celui de ses sujets, avertissait la ville que, si elle n’était pas rendue dans le moment, il ferait passer tout au fil de l’épée. » Il s’exprimait en allemand, le comte de Saxe, qui était auprès du maréchal, traduisant de son mieux ces paroles menaçantes, a Répondez, dit alors le vieux soldat, que je m’attendais que M. le grand-duc avait meilleure opinion de la nation française et des officiers qui ont l’honneur de servir, le roi, et que s’il attaque la ville, ces messieurs qui sont ici espèrent mériter mieux l’honneur de son estime. »

Puis il se rendit lui-même aux différentes portes de la ville pour placer à chacune la garde qui devait la défendre. En avant de la principale on apercevait à cinq cents pas les premières colonnes ennemies. Se retournant vers les jeunes ducs de Luxembourg et de Boufflers, qui l’accompagnaient : « Messieurs, leur dit-il, quand des gens comme vous viennent de si loin à la guerre, ils ont sûrement envie de se distinguer. Voulez-vous que je vous en donne

  1. D’Aubigné à Belle-Isle. Pisek, 28 décembre 1741. — (Correspondance de Bavière — Ministère des affaires étrangères.)