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était dressé, dans les termes dont les notaires font usage en Europe, termes certainement fort obscurs pour des insulaires du Grand Océan. Des signatures étaient apposées ; le Néo-Zélandais sur le papier traçait une partie des lignes de son tatouage[1], et l’affaire se trouvait conclue. Si des interprétations fâcheuses restaient à craindre, les pasteurs anglicans, gens fort avisés, n’oubliaient pas que chez les peuples de race polynésienne, le tabou est une garantie, la déclaration d’inviolabilité que chacun respecte ; ils réclamaient donc le tabou sur le domaine extorqué. Ce moyen facile de se rendre grand propriétaire, une fois connu, devait être mis à profit par des colons de tous genres. L’immigration était incessante. A Wangaroa en 1835, c’est à peine si l’on eût découvert un étranger : deux années plus tard, la région presque entière était achetée par des Européens. En 1833, à la côte occidentale, à Kaïpara et dans les lieux voisins, un homme blanc produisait dans les tribus indigènes l’effet d’un être extraordinaire, d’un jeu de la nature, et vers 1837 de vastes territoires appartenaient aux Anglais[2].

Dès l’instant qu’il devint aisé de prévoir le prochain envahissement de la Nouvelle-Zélande par une nombreuse population européenne, à l’aide des moyens simples et peu dispendieux indiqués par les missionnaires, des individus se hâtèrent d’acquérir des aborigènes des étendues de terrain plus ou moins considérables ; — véritable extorsion, abominable escroquerie qui ne tarda point à prendre des proportions inouïes[3]. Il y eut, à la vérité, de cruelles déceptions, de terribles mécomptes. Les chefs, sans droit selon toute apparence, cédaient des parties du sol qui étaient le domaine de la tribu tout entière et vendaient aussi très volontiers des terres qu’ils n’avaient jamais habitées, peut-être jamais vues avant les jours de trafic ; on courait risque qu’elles ne fussent revendiquées par d’autres tribus. Si les nouveaux propriétaires, trop confians dans le titre portant la marque d’un grand chef, quittaient la place, au retour ils trouvaient la place prise. Les Maoris, en général fort experts en friponnerie, renouvelaient la vente avec d’autres acquéreurs, se plaisant à recevoir plusieurs fois le prix des mêmes terres. À cette époque, les exemples de contestations entre cinq ou six personnes se disputant un lot ne sont pas rares. Dans ce pays où il n’existe aucune autorité, nul arbitre respecté, nulle justice, on imagine à quelles fureurs, à quelles vengeances, à quels crimes peuvent pousser les idées d’accaparement du sol. L’occasion semble si propice pour entrer en possession d’un magnifique domaine que certains amateurs ne se contentent pas d’un champ médiocre; on vit

  1. L’Amoco des Néo-Zélandais.
  2. Polack, New-Zealand between the years 1831 and 1837.
  3. Le mot de Landsharking, escroquerie de terrain, devint usuel.