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est bien moindre que le total. Vous n’aimeriez sûrement pas plus de tomber à plomb, que de glisser sur des malheurs. Les malheurs sont la sauce de cette vilaine viande qu’on appelle la vie : on en est environné. Ne vaut-il pas mieux détremper cette sauce par les absences, les éloignemens, l’habitude aux détachemens ? Voilà des raisons bien fortes pour que vous continuiez à aimer les étrangers.


Ah ! si c’était chez ce malheureux Voiture, ou chez Balzac, encore, le grand épistolier, que l’on rencontrât « cette simplicité de bien dire, » entendez-vous d’ici les exclamations et voyez-vous les mines méprisantes ! Cela s’appelait du pathos au XVIe siècle, veut-on nous faire croire qu’au XVIIIe on doive l’appeler de l’esprit ? C’est comme quand on rit de si bon cœur des samedis de cette bonne Madeleine de Scudéri : mais, en quoi, je vous en prie, prêtent-ils plus à rire que les mercredis de Mme Geoffrin ? « Pour me consoler encore mieux de la perte de mes dents, j’ai trouvé le moyen d’appeler mon râtelier mon parlement. Lorsqu’on m’en demande des nouvelles, je dis que j’ai renvoyé tous ces messieurs, que j’ai supprimé les charges de mes présidens molaires et que je n’en mange pas moins. » Ce qu’il aime, décidément c’est le calembour et c’est là qu’il met sa gloire. Car il ne doute pas que ses lettres ne soient dignes d’être léguées à la postérité. Mme d’Epinay est chargée de les collectionner, de prendre copie de toutes celles qui ne lui sont pas personnellement adressées et d’intercaler quelques-unes des siennes dans la série de la Correspondance ; — crainte sans doute que le lecteur, ébloui de tant d’esprit, ne puisse pas autrement soutenir une lecture trop forte pour les intelligences vulgaires.

Car il a de grandes prétentions à la profondeur. Il croit sincèrement « qu’il connaît le monde et les hommes, le cœur humain, la nature de la société, la force de l’intérêt, la pente des esprits, la nature des passions » que sais-je encore ? Ce n’est pas lui qui parle, c’est son ami Diderot ; mais voilà les flatteries qu’on lui a jetées pendant près de dix ans au visage, et quel homme peut être tenu de penser de soi moins de bien que les discours de ses contemporains n’en répandent ? Il n’est pas douteux, à vrai dire, que sa pénétration soit vive et « on observation souvent profonde. Il a cette supériorité sur les économistes, — sans en excepter Turgot, — de savoir que des feuilles ou des brochures ne changent pas la face du monde, et que ce ne sont pas des principes, mais des intérêts qui gouvernent les hommes. Il a cette supériorité sur les encyclopédistes, — sans en excepter Diderot, — de savoir que la nature humaine livrée à elle-même n’est pas belle, et que l’histoire des civilisations ne raconte pas les efforts de l’homme pour se conformer à la nature, mais au contraire les épreuves que l’homme a