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son feu, on s’intéresse fort peu à ces matières d’administration. » Et-vous entendez bien, lecteur, que nos Dialogues sont venus à sa connaissance. Elle les a lus peut-être. En tout cas, peu lui importe qu’ils soient à la mode, et c’est en vain que Voltaire les lui recommande : ni la mode ni Voltaire même, pour cette fois., n’y feront rien ? certainement elle ne les relira pas, et si tant est qu’elle ne les a pas lus, elle ne les lira point, certainement. Le succès des Dialogues, selon toute vraisemblance, ne dépassa pas le cercle accoutumé des anciens amis de Galiani, d’une part, et des économistes, de l’autre.

Mais alors, d’où vient la légende ? et quelle est l’histoire vraie de cet « immense succès ? » La légende, c’est Voltaire, c’est Diderot, c’est Grimm qui l’ont faite. L’histoire vraie, la voici.

Vers 1770 et depuis déjà plusieurs années, il y avait guerre entre les encyclopédistes et les économistes. Ce n’était pas, à la vérité, que Grimm ou Diderot, comme on pense, ni même Marmontel ou Thomas, fussent hommes à s’échauffer sur la question du produit net, de la classe productive, et du prix proportionnel. Mais les économistes avaient osé former secte et se poser en rivaux de popularité des encyclopédistes. Chacun, n’est-ce pas, comme disait cette bonne Allemande, « se fait son petit religion à part soi ? » Les encyclopédistes avaient leur « petit religion » et les économistes avaient la leur ; Il faut entendre Grimm s’indigner de l’audace de ces « cultivateurs » et railler à plaisir « leur culte, leurs cérémonies, leur jargon et leurs mystères. » On ne les aimait guère, à ce qu’il raconte : cependant on les écoutait tout de même. J’ai dit que l’Ami des hommes avait eu cinq éditions en cinq ans ; la Théorie de l’impôt venait d’en avoir dix-huit en neuf ans. Le nom de l’auteur avait franchi les Alpes et traversé la Manche. On le goûtait en Angleterre, on le traduisait en Italie. L’attention enfin menaçait de se détourner des encyclopédistes, et même, si l’on n’y prenait garde, de les abandonner tout à fait.

Grimm en était d’autant plus irrité qu’il faut bien dire que, comme toujours en pareil cas et pour l’honneur de l’humanité, il y avait autre chose entre les deux sectes ennemies qu’une mesquine rivalité d’amour-propre. Il y avait vraiment divergence, opposition, hostilité de principes. Les économistes avaient, en général, — ce sont les paroles de Grimm, — « une pente à la dévotion et à la platitude bien contraire à l’esprit philosophique. » Leur morale utilitaire constituait bien la société sur la base de l’intérêt personnel, mais ils prétendaient que l’intérêt personnel, s’il n’était éclairé, ne pouvait être entre les hommes qu’un principe de discorde, et ils ajoutaient qu’il ne pouvait être éclairé que d’en haut. De