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sympathie fort modérée. Aussi le clergé orthodoxe traverse-t-il une crise grave dont les symptômes sont parfois assez alarmans. Les tiraillemens entre Grecs et Arabes ont été une des principales causes de l’exil et de la déposition du patriarche Cyrille, violemment arraché de son siège en 1873 ; ils ne sont pas étrangers non plus au long éloignement du patriarche actuel, lequel habite depuis environ deux ans Constantinople. Il serait téméraire de dire qu’il en sortira un schisme, comme celui qui a abouti à la création de l’église bulgare ; mais il ne serait pas impossible qu’il en résultât des déchiremens partiels et momentanés qui auraient une certaine importance politique.

Quoi qu’il arrive d’ailleurs, le flot des pèlerins orthodoxes ne cessera pas de couler sur Jérusalem et sur la Palestine. Il y a en Russie des trésors d’enthousiasme populaire, de foi grossière, mais profonde, qui ne seront pas épuisés de longtemps. Je me rappelle avec quelle surprise j’ai vu dans l’asile russe de Jérusalem des vieilles femmes qui venaient de faire à pied le pèlerinage du Sinaï ; à cheval, c’est un voyage des plus fatigans et des plus périlleux ; il demande de longs jours de marche, et l’on en revient exténué. Les vieilles femmes russes paraissaient épuisées ; c’est à peine si elles se soutenaient sur leurs jambes tremblantes ; elles étaient à demi courbées ; leur figure, couverte de rides les plus profondes, marquait cet accablement bestial qui résulte d’un effort presque surhumain. Aller à pied du fin fond de la Russie au Sinaï, à soixante ou soixante-dix ans, quelle entreprise ! Il faut respecter le sentiment qui fait braver de pareilles épreuves. La plupart des pèlerins ne poussent pas aussi loin la dévotion ; ils se contentent de parcourir pédestrement la Palestine, ce qui est déjà fort difficile. On les divise pour cela en caravanes de mille à quinze cents personnes, que dirigent un certain nombre de moines et qu’accompagnent quelques guides et quelques moukres pour porter les bagages fort légers de la troupe. Arrivés au Jourdain, à un signal donné, tout le monde se dépouille à la fois et se jette dans l’eau bourbeuse du fleuve, qui en devient plus bourbeuse encore. Qu’on ne se scandalise pas de cette promiscuité ! je la crois des plus innocentes. Ce que se montrent mutuellement les pèlerins russes n’est guère séduisant ; il faudrait avoir l’âme aux tentations bien prompte pour en être troublé. Ces bains en commun, cette vie les uns sur les autres, ce mélange de dévotions, de parfums, d’impressions, d’ennuis, d’efforts et de joies qui constituent un pèlerinage orthodoxe ne sont pas sans doute sans quelques scandales ; mais, au total, il y a des indulgences pour toutes les fautes, et je ne mets pas en doute que les pèlerins russes ne laissent au fond du Jourdain les peccadilles qu’ils peuvent avoir sur la conscience en y entrant.