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voilà veuve à vingt ans, avec la responsabilité d’une fortune qu’elle doit garder pour obéir aux dernières volontés du pauvre garçon qui l’aimait et qu’elle n’aurait jamais pu aimer. Que fera-t-elle de cet argent ? que fera-t-elle de sa vie ? Dans sa petite maison perdue derrière les arbres d’un des grands parcs de Londres, à quoi consacrera-t-elle son temps ? Elle n’est pas une de ces personnes dont la charité systématique trouve son emploi dans un comité de bienfaisance ni dans une association de dames patronnesses. Son caractère se plierait mal à cette discipline, et sa sympathie veut s’exercer avec plus d’indépendance. Jeune fille, elle pensait comme Hamlet que le monde est sorti de ses gonds et se croyait appelée à le remettre en place. Allant de l’ivrogne qu’elle cherchait à convaincre de sa folie aux petits joueurs d’orgues et aux bouquetières déguenillées, elle étendait sur toutes les infortunes une pitié que les souffrances pittoresques n’étaient pas seules capables d’émouvoir. En devenant par commisération aussi Mrs Vanthorpe, elle n’a fait qu’accepter une charge de plus. Mais par où commencer son œuvre ? Comment faire honneur à l’engagement qu’elle a pris au chevet de son jeune époux ? Quel but se proposer afin de pouvoir se rendre un jour le témoignage de n’avoir pas vécu en vain ? Ses premières tentatives ne sont pas très heureuses, et, avec les meilleures intentions du monde, il lui arrive de faire tout le contraire de ce qu’elle avait rêvé.

Au fond d’une vieille masure habitée par des gens de toute sorte, elle a découvert un de ces ouvriers qui sont bien près d’être des artistes, et l’a chargé de quelques réparations. Robert Charlton, forcé par son métier d’avoir toujours dans ses mains délicates des objets de luxe, n’a pris à ce contact qu’un profond sentiment d’envie à l’égard de ceux qui sont d’une condition supérieure à la sienne. Persuadé que le sort s’est rendu coupable à son endroit de la plus criante injustice en ne faisant pas de lui un gentleman, il en est arrivé à se considérer comme un génie à qui le monde refuse sa place légitime. L’ouvrage même où il excelle, il affecte de le mépriser tout en restant très vain de l’habileté qu’il y déploie, et il passe le meilleur de son temps à se ronger le cœur en regardant sans cesse au-dessus de lui. Les grandes dames qui parfois viennent s’asseoir à son établi pour surveiller son travail l’irritent par leur familiarité, où il voit justement une preuve cruelle de l’infériorité de sa position, et, derrière la bienveillance qu’elles lui témoignent, il soupçonne toujours une secrète intention de patronage qui le met en fureur. Gabrielle, dans son horreur des distinctions sociales, a traité en ami l’intelligent ouvrier et sa compagne, la gentille Janet, dont il n’est pas digne. Elle s’est