Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/64

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

J’accorderai, si l’on veut, que le comique de la première partie d’Henri VI ne paraît guère lui appartenir. Il y a un abîme entre ces plats essais de gaîté et les amusantes bouffonneries des premières comédies de Shakspeare. Dès que Shakspeare est gai, il ne l’est pas à demi ; sa plaisanterie coule de source avec une abondance et une bonne humeur auxquelles ne résiste ni le spectateur ni même le lecteur. J’ai souvent lu en public, texte en main, des passages comiques de Shakspeare ; dès les premiers mots, le rire gagne toute la salle. La première scène de la comédie des Méprises, que tout le monde rapporte à la jeunesse du poète, est un chef-d’œuvre de gaîté.

Peut-être aussi était-il gêné dans ses premiers essais de tragédie ; quoiqu’il acceptât franchement le mélange du comique et du tragique, il n’osait peut-être pas s’abandonner à sa verve naturelle en abordant le drame historique. Si Titus Andronicus est de lui, comme il y a bien des raisons de le penser, on y remarquera le même embarras et la même maladresse dans la plaisanterie. La première partie d’Henri VI contient aussi de plus grossiers anachronismes qu’aucune des pièces historiques de Shakspeare. La bataille de Patay est placée avant la délivrance d’Orléans ; Talbot meurt avant Jeanne d’Arc, à laquelle il survécut en réalité plus de vingt ans. Ces fautes ont pu être commises par le premier auteur de la pièce sans que Shakspeare y ait pris garde ou se soit donné plus tard la peine de les corriger.

Depuis Malone, la critique anglaise s’est divisée. De bons esprits considèrent comme des œuvres tout à fait distinctes la première partie d’Henri VI et les deux tragédies suivantes. On brise ainsi à dessein l’unité de la trilogie. La deuxième et la troisième parties d’Henri VI sont étudiées à part, comme si elles n’avaient rien de commun avec la première. C’est ainsi que procèdent, par exemple, M. Furnivall et miss Lee, deux des critiques de Shakspeare les plus récens. D’autres, comme M. Charles Knight, et avec lui les principaux critiques allemands, notamment M. Ulrici et M. Delius, maintiennent, au contraire, l’unité de la trilogie, telle que l’ont publiée les premiers éditeurs de Shakspeare, qui la présentent évidemment comme une œuvre d’ensemble[1]. Il nous est impossible de ne pas donner raison dans ce débat aux partisans de la tradition. Quelles que soient les imperfections de détail qui font

  1. Transactions of the new Shakspere Society, 1875-76. M. Ulrici a traité à fond la question en 1865 dans le Jahrbuch der deutschen Shakespeare Gesellschaft. Dans le même recueil, M. Delius a combattu en 1878 l’opinion de M. Furnirall et de miss Lee.