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faire des chansons, Béranger avait fait des poésies, son nom serait resté ignoré. Malgré cela, on peut dire qu’au milieu de ses couplets, il se rencontre parfois des vers isolés qui sont de haute facture ; mais ils sont rares et ne suffisent pas à enlever à son œuvre le fond bourgeois qui peut-être, après tout, en a assuré le succès. Il fut de son temps, rien que de son temps, ; on s’en aperçut après sa mort ; la médiocrité de ses chansons posthumes a étonné même ses admirateurs les plus entêtés.

Au moment où m’amènent les souvenirs que j’évoque, c’est-à-dire aux années qui précédèrent immédiatement la chute de la maison de Bourbon, il n’était même pas permis de discuter Béranger ; en lui on voyait, on proclamait un génie exceptionnel, et de ses chansons on disait : Ce sont des odes. Il représentait bien, du reste, l’esprit frondeur du Parisien qui se moque de tout et croit à l’innocence de ses railleries jusqu’au jour où il s’aperçoit qu’elles ont lentement, mais invinciblement, désagrégé les choses et en ont fait une ruine. Béranger célébrait la gloire et animait les regrets, les espérances qui vibraient dans le cœur de tous Les officiers encore jeunes, serviteurs, adorateurs de l’empire, que la restauration avait rejetés du service militaire. En outre, il se gaussait volontiers de la religion, et au Dieu un peu trop jaloux que l’on voulait faire revivre il opposait un certain Dieu des bonnes gens qui est bien la conception philosophique la plus médiocre que l’on puisse imaginer. Le chansonnier ne manquait pas de prétextes et le pouvoir se chargeait de lui en fournir. A la Fête-Dieu, des processions parcouraient les rues de Paris ; des feuillages cachaient les pavés ; des tapisseries, des draps ornés de bouquets étaient tendus devant les maisons ; des reposoirs étaient construits dans les carrefours ; tout le clergé, au bruit des cantiques, à la fumée des encensoirs, lentement, en pompe théâtrale, marchait au milieu de la population plus gouailleuse que recueillie, qui voyait avec surprise Charles X et le duc d’Angoulême, inclinant leur tête poudrée, s’avancer sous le dais que l’on portait au-dessus d’eux. Dans une ville ironique comme Paris, de tels spectacles étaient dangereux pour la monarchie et pour la religion. On s’en aperçut plus tard. Le souvenir des processions publiques fut pour quelque chose, en 1831, dans le sac de l’Archevêché, dont le service commémoratif de la Saint-Henri, célébré à Saint-Germain-l’Auxerrois, ne fut que le prétexte. Béranger excellait à donner un corps aux impressions fugitives de la foule, et chaque allusion de ses couplets était saisie avec empressement. Il exerçait une réelle influence, et soit qu’il célébrât l’empire ou qu’il invoquât la liberté, il était certain d’être compris, d’être approuvé par tous les hommes jeunes de son époque, même par ceux qui, sincèrement ralliés à la famille de