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SAUVAGEONNE.

et de cornouillers qu’elle connaissait presque intimement, les ayant vues pousser depuis le jour où elle était entrée à la Mancienne en toilette de jeune mariée, elle remontait songeusement le cours des saisons passées ; et les lignes tant de fois contemplées des coteaux boisés, le glou-glou tant de fois entendu de la petite rivière, les fleurs toujours pareilles repoussant chaque printemps aux mêmes places, lui redisaient l’histoire monotone et médiocrement amusante de ses quinze années de mariage.

Assurément le défunt avait été un honnête homme, mais il fallait convenir aussi qu’il avait été souvent un mari bien désagréable D’abord une trop grande disparité d’âge existait entre eux : M. Lebreton touchait à ses quarante-cinq ans, et elle en comptait dix-neuf quand on l’avait tirée du couvent pour le lui faire épouser. Leur union n’avait pas été féconde. Le maître de forges, en vrai Bourguignon qu’il était, jouissait à la vérité d’une verdeur robuste, mais d’une verdeur sauvage et par trop bourrue. La chasse et les affaires prenaient les trois quarts de son existence. Violent, entier, tumultueux, il ne comprenait rien au caractèie concentré, timide et exalté de sa femme. Élevée selon des principes sévères, mais ayant d’ardens besoins de tendresse, Mme Lebreton n’avait trouvé pour dérivatifs que des pratiques pieuses et l’adoption d’une petite orpheline, à laquelle elle s’était attachée, passionnément. L’enfant, disait-on à la Mancienne, était la fille d’un garde-vente, mort au service de la famille Lebreton ; mais les méchantes langues prétendaient qu’elle tenait au maître de forges par des liens d’une parenté beaucoup plus étroite, et que ce Bourguignon « salé » avait eu l’adresse de faire élever chez lui sa fille naturelle, en exploitant le besoin de tendresse et les instincts maternels de sa femme. Toujours était-il qu’en cette circonstance, contrairement à son habitude, il n’avait nullement contrecarré les goûts d’Adrienne. L’orpheline, qui se nommait Denise, avait été traitée comme l’enfant de la maison ; mais elle avait donné de bonne heure des preuves d’une nature si violente, elle s’était montrée si rebelle à toute discipline, qu’on avait été obligé de la mettre à douze ans au Sacré-Cœur de Dijon. Mme Lebreton s’était retrouvée seule en tête-à-tête avec son seigneur et maître, qui s’occupait de tout et étendait sur toutes choses sa domination despotique. À l’ombre étouffante de ce chêne branchu et rugueux, la jeunesse d’Adrienne avait végété sans s’épanouir. Sous la contrainte pesante de ce tyran domestique, elle avait fini par ne plus oser penser tout haut. Encore quelques années de cette vie, et elle serait devenue aussi sotte, aussi moutonnière que les bourgeoises d’Auberive, condamnées dès l’enfance à ce rôle passif et effacé.