Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 42.djvu/699

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

homme d’état. L’empereur était un diable sympathique et sympathisant, don fatal, car un souverain qui fait de la politique de sympathie devient tôt ou tard la proie ou la dupe des exploiteurs. Quand il vint au-devant de Kossuth jusqu’à la porte de son cabinet de travail, en lui disant : « Enchanté de faire votre connaissance ! » — c’était plus qu’une phrase de politesse banale : longtemps proscrit, il avait du goût pour les proscrits. Quelqu’un qui le connaissait bien avait dit de lui : « Grattez le souverain, et vous trouverez le réfugié politique. »

Ayant promené de pays en pays les mélancolies et les rêves de son exil, ce réfugié était devenu cosmopolite, et quand il fut le maître, il jugea qu’il y allait de son impériale grandeur de régler les affaires de l’Europe, de redresser tous les griefs et tous les torts, d’intervenir en faveur des souffrans, de s’ériger en patron des opprimés, d’accroître sans cesse à son dam sa nombreuse et embarrassante clientèle. Il prenait les devans, il demandait à Cavour : « Que peut-on faire pour l’Italie ? » Plus tard sa bienveillance pour la Pologne lui a coûté fort cher, sans que les Polonais en aient tiré aucun profit. C’est lui qui a déclaré qu’il est glorieux « de faire la guerre pour une idée. » Dans un de ses discours du trône, il exprimait son vif regret que la reconstitution des Provinces Danubiennes ne répondît pas aux légitimes désirs des Moldo-Valaques ; il ajoutait : « Si l’on me demandait quel intérêt la France peut avoir dans ces contrées lointaines qu’arrose le Danube, je répondrais que l’intérêt de la France est partout où il y a une cause juste et civilisatrice à faire prévaloir. » C’était parler à peu près comme cette Russe qui affirmait que « la civilisation est la vraie patrie. » Une femme d’esprit qui n’est pas reine a le droit de tout dire, mais un souverain français est tenu de ne prendre conseil, en toute rencontre, que des intérêts de son pays et de ressentir pour eux toutes les sollicitudes jalouses d’un égoïsme exclusif et âpre. Il est aussi de son devoir de s’inspirer sans cesse des vraies traditions nationales, et Napoléon III en prenait volontiers le contre-pied, comme s’il eût voulu inaugurer des traditions nouvelles. Il nous souvient qu’un homme d’état fort avisé nous disait à ce propos : « Il semble que l’empereur se pique de renouveler la politique étrangère de son pays ; il oublie que, si un peuple peut varier dans sa politique intérieure, il ne peut jamais avoir qu’une politique étrangère. On n’innove pas plus en diplomatie qu’en amour, et il n’y a qu’une manière de faire les enfans ; il faut s’y tenir, non-seulement parce qu’elle est bonne, mais parce que c’est la seule. »

En dehors des traditions, il n’y a place que pour les aventures, et malheureusement Napoléon III avait l’humeur aventureuse. C’était un grand essayeur, un joueur téméraire et fataliste, qui ne proportionnait pas les chances du gain à l’importance de l’enjeu. Il comptait sur son étoile pour parer aux difficultés qu’il prévoyait. Comme le