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que rien de ce que vous apercevez autour de vous ne peut combler le vide qui s’est fait dans votre âme, ce tourment même est une preuve que vous ne pouvez vous passer d’une grande affection, ce qui n’est guère, en général, le signe de l’égoïsme. A tout cela, il n’y a malheureusement que des remèdes qui ne dépendent pas de votre volonté.




Combien vous avez raison ! Il n’y a de vraiment beau en ce monde que les sentimens calmes, et, pour ma part, j’en raffole. Ils sont commodes, portatifs, point gênans ni compromettans. Ce sont les seuls, en un mot, que puisse avouer une personne prudente et tenant, comme il convient, au repos de son existence. Hors de là il n’y a qu’inquiétudes, combats et déceptions. Les malheureux que la tendresse a choisis pour ses victimes assurent, il est vrai, qu’ils lui doivent des heures qui résumaient pour eux l’infini, et ils l’adorent jusque dans les tourmens qu’elle leur inflige, mais il faut les plaindre, car ils ne savent ce qu’ils disent. S’ils pouvaient goûter un seul instant les délices qu’une âme bien faite trouve dans une estime partagée, ils n’en voudraient plus connaître d’autres. Les affections déréglées sont, — comme dit le Psalmiste, — semblables à ces fruits remplis de vers que le voyageur cueille sur les bords de la Mer-Morte. Elles sont, en outre, ainsi que vous me le faites remarquer avec non moins de philosophie, destinées à finir tôt ou tard, ce qui leur donne un caractère tout à fait à part au milieu des choses humaines. Quant aux sentimens calmes, s’ils prennent fin, c’est par pur accident. En effet, il n’y a pas de raison pour qu’ils unissent ; ils se comportent avec une si sage économie qu’on ne conçoit pas qu’ils puissent jamais dépenser leur capital.

A cela j’ajoute avec les saints pères que les passions font rendre à la créature un culte qui n’est dû qu’au Créateur, concurrence criminelle ! et qu’elles reposent invariablement sur la très fausse idée qu’on a des perfections de la personne aimée qui n’est que mensonge, poussière et fragilité, comme nous le voyons par l’Écriture… Quelle est l’amante et quel est l’amoureux dont les illusions n’aient été emportées par le temps implacable ! Dès lors, ne vaut-il pas mieux commencer par la fin, devancer la destinée, voir les choses d’un œil impartial et froid, devenir vieux avant d’avoir été jeune, aimer avec la modération d’un esprit positif et, selon votre méthode, mettre son cœur dans le bain-marie dont la température d’une éternelle tiédeur est à l’abri des variations du ciel capricieux, et où il n’aura jamais à craindre ni les orages de l’océan ni les fascinations de l’abîme ? Oui, vous avez raison ; le monde est un tombeau, l’amour une effroyable mystification, et la sagesse consiste à ne