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Samarine, l’écrivain slavophile, assurément l’un des plus brillans publicistes de l’Europe contemporaine. Leur connaissance, qui allait devenir de l’intimité, remontait à de longues années, mais les premiers nœuds de leur amitié avaient été noués par leur commun dévoûment à la cause des paysans. Un jour de l’année 1857, Samarine, déjà célèbre par d’importans travaux sur la question même du servage, était venu à l’improviste faire une visite à Milutine, alors en congé dans une propriété de la famille de sa femme, au fond du gouvernement de Moscou. L’écrivain venait pour s’entretenir avec le fonctionnaire de l’émancipation qui n’était encore qu’à l’état de vague projet. Le domaine où se rencontraient ces deux bommes d’éducation et de caractères si différens portait le nom de Raiki, ou petit Paradis, nom qui lui avait été donné par Alexandre Ier dans un voyage de Moscou à Vladimir ; il était situé sur la Kliazma, autrefois la rivière des Grands-Princes, et depuis longtemps éclipsée par sa voisine, la Moskva. De la rive élevée et boisée, l’œil découvrait un de ces vastes horizons de prairies, de champs, de forêts, qui ne se rencontrent qu’en Russie. En face, par un singulier hasard, la seule maison seigneuriale que l’on aperçût au loin était Varino, propriété de Lanskoï, le ministre et l’ami de Milutine. C’est dans ce riant domaine, comme tant d’autres en Russie, vendu depuis lors à un marchand qui l’a dépecé et dépouillé de ses bois, que Milutine et Samarine se lièrent d’une amitié durable ; c’est en arpentant la grande salle du manoir, aujourd’hui délaissé et tombant en ruines, que durant les longues heures où les pluies d’automne fouettaient les doubles vitres, ces deux bommes, alors sans autre mandat que leur amour du peuple, arrêtèrent en principe les grandes lignes de l’émancipation, et, quatre ans avant le manifeste impérial, posèrent entre eux les bases de la réforme qui devait régénérer la Russie.

Lorsque vint enfin l’heure de l’exécution, Nicolas Alexèiévitch n’oublia pas Iouri Féodorovitch, qui, non moins bien doué comme orateur que comme écrivain, devait par son éloquence se distinguer entre9 tous les hommes d’élite qui composaient la commission.

Voici en quels termes Milutine fit appel au dévoûment de Samarine pour la chose publique.


N. Milutine à George Samarine.


« Pétersbourg, 9 mars 1859.

« En complément de l’invitation officielle qui vient de vous être adressée, je suis, Iouri Féodorovitch, chargé de vous faire de mon