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elle suppose du moins la croyance à la possibilité de ce règne. Et sur quelles raisons les partisans du devoir fonderont-ils cette croyance, sinon sur des raisons tirées de notre nature, de notre destinée après la mort, des lois générales qui régissent l’humanité et le monde, enfin du principe absolu dont tout le reste dépend ? Si tout est « livré à la fatalité, » que devient la liberté, dont M. Vacherot lui-même nous déclare doués, que devient mon devoir ? Comment me flatter de surgir au-dessus des flots qui m’emportent et de faire surgir avec moi tous les autres êtres ? Non, par ses conséquences finales, comme par ses principes premiers, la morale du devoir touche à l’absolu. Le géomètre et le physicien n’ont pas besoin de savoir quelle sera la destinée finale des êtres pour savoir que, jusqu’à nouvel ordre, la surface du triangle est égale à la moitié de sa hauteur multipliée par sa base et que le volume des gaz varie en raison inverse des pressions. Nous n’avons besoin, dans la pratique des sciences positives, que d’un succès relatif, et pourvu que ce succès dure autant que nous, il devient légitime de dire avec Louis XV : « Après nous le déluge. » Mais, si cette manière de parler est admissible dans l’ordre des intérêts purement physiques, elle devient monstrueuse quand il s’agit de l’intérêt suprême et absolu, de l’intérêt moral, de la justice. Aussi Kant et ses partisans ne veulent pas seulement une justice et une moralité qui durent autant que leur corps ; ils veulent une justice éternelle et une moralité éternelle, dans laquelle ils puissent eux-mêmes jouir de leur éternité. Qu’ils réussissent à établir leur thèse, c’est une autre question, mais à coup sûr, résolue affirmativement ou négativement, la thèse est toujours métaphysique.

Concluons que, dans la théorie comme dans l’application, tout moraliste qui admet le devoir proprement dit et la liberté comme réelle, pose des principes métaphysiques et des conséquences métaphysiques. La métaphysique peut sans doute ne pas être imposée d’avance à la morale du devoir, et en ce sens la morale du devoir est indépendante ; mais cette morale, en se constituant, n’en constitue pas moins une métaphysique des mœurs. Nous ne pouvons savoir de science positive ce qui concerne l’absolu de notre être, de notre destinée et de notre principe. La science n’est donc pas tout dans la morale du devoir : il y a un problème que l’expérience positive et le raisonnement pur ne peuvent entièrement résoudre ; et ce problème, qui n’est pas seulement intellectuel, c’est le problème du devoir même. Une alternative se pose en nous, un dilemme devant lequel la science se tait : c’est l’énigme qu’il faut deviner au risque d’être dévoré ; cette divination, cette réponse qui se traduit par un choix entre le désintéressement et l’égoïsme, entre le