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propriétaires. Les frontières seront respectées ; seulement, à l’intérieur, les chrétiens remplaceront les Turcs. Dans une note diplomatique en date du 3 octobre 1840, Thiers se demande quelle vue a déterminé les puissances à affranchir la Grèce, la Moldavie et la Valachie. « C’est, dit-il, de rendre indépendantes et de soustraire à l’ambition de tous les états voisins les portions de l’empire turc qui s’en séparaient. Ne pouvant refaire un grand tout, on a voulu que les parties détachées restassent des états indépendans des empires environnans. » Quelle est la différence entre la politique de Thiers et celle de Guizot ? C’est que, quand il se sera constitué entre le Danube et le Bosphore une série de provinces affranchies, — et c’est ce que veulent également les deux hommes d’état, — Guizot, par déférence diplomatique envers les préjugés anglais d’alors, continuera de les appeler « l’empire ottoman, » tandis que Thiers cessera de se servir de ce mot, dès lors vide de sens.

Qu’on me permette encore une citation, et j’espère que le lecteur ne se plaindra pas de celles que je viens de faire. En voyant la passion qui éclate dans celles-ci, on s’explique qu’elle anime encore aujourd’hui tous ceux qui s’occupent de la même question, les libéraux anglais et les patriotes russes, et moi-même, qui écris ces lignes, quoique, comme Belge, je sois « neutre à perpétuité. » Quelques bons Français, se rappelant les déboires de 1840, reprochaient à Saint-Marc Girardin d’ouvrir la porte de l’Orient aux Anglais. Ils ne prévoyaient pas cependant l’annexion de Chypre. Il leur répondait : « S’il dépendait de moi de faire de la Macédoine ou de la Bulgarie, de l’Asie-Mineure ou de la Syrie, le dernier des comtés anglais et de changer tant de mal en tant de bien, croyez-vous, quand même il faudrait glorifier Trafalgar ou Waterloo, que j’hésitasse un moment ? Je ne serais pas digne d’être chrétien si je me laissais arrêter dans cette œuvre de bénédiction par des scrupules de vanité nationale. » (15 octobre 1862. ) Ceci est l’explosion enthousiaste du sentiment humanitaire. En réalité, voici quel était le programme de Saint-Marc Girardin. Les Principautés-Danubiennes, Valachie et Moldavie unies, la Serbie et le Monténégro, la Bosnie et l’Herzégovine, la Bulgarie et la Roumélie formeraient des états indépendans, mais fédérés, groupés autour de Constantinople, devenue ville libre et gouvernée par les représentans des communautés grecques, arméniennes, turques et franques. En Asie, on aurait aussi constitué trois ou quatre états également fédérés. Il était sous-entendu que la Grèce eût été agrandie et complétée. Mais ce qui montre combien l’idée de nationalité était encore loin d’avoir l’importance décisive qu’elle a acquise aujourd’hui, c’est qu’il est toujours question des populations « chrétiennes » et non « des racés slave ou grecque. » Quoiqu’il ne s’appuie pas sur ce