Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/325

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par le souvenir de ces péchés théologiques. Sommé à nouveau de rapporter les entretiens séditieux dont il a été le confident, il en donne des extraits caractéristiques. Boris Golitzyne lui a dit : « Tu devrais entretenir un espion à la cour de ton père, quelque jeune homme sans conséquence qui t’avertirait de tout. » — Un jour, durant une promenade en traîneau, Simon Narychkine a maudit l’existence impossible que crée aux boïars la furieuse activité du tsar : « La vie n’est pas commode pour nous; le tsar nous dit: Que faites-vous à la maison? Je ne comprends pas comment on peut rester à la maison sans rien faire. — Il ne sait pas nos besoins, lui ! S’il venait chez nous, il verrait que l’un manque de bois, l’autre de telle chose; il saurait ce que nous avons à faire à la maison. » — Le tsarévitch termine en faisant le dénombrement des boïars, des évêques, des régimens sur lesquels il croyait pouvoir compter à la mort de son père pour le porter à la régence. Pierre reprend la déposition, insiste, précise les points vagues, fouille la pensée hésitante de l’infortuné. — Se serait-il joint aux troupes révoltées contre son père, du vivant de ce dernier, s’il en avait eu l’occasion? — Alexis finit par confesser qu’il eût pu le faire. En lisant ces interrogatoires habilement menés, il semble qu’on voie un homme se noyer lentement; chaque jour, il enfonce plus profond dans cet océan de délations, chaque aveu en amène un plus grave; l’accusé n’échappe à la puissante logique de son père que pour retomber dans les mains de son persécuteur juré, de ce même Tolstoï, le fascinateur qui l’a arraché de Naples, le tourmenteur qui préside maintenant à l’enquête. Tolstoï le presse tout un jour pour lui extorquer le sens vrai de ce mot fatidique, présentement, répété deux fois, puis rayé, dans la lettre aux évêques.

Enfin la lumière est suffisamment faite, l’acte d’accusation peut être libellé. Pierre adresse une déclaration à son peuple : dans ce document, rédigé de sa main, il expose les certitudes acquises à la suite de l’interrogatoire, la fourberie de son fils dans toutes ses dépositions précédentes; il conclut que, le pardon n’ayant été promis à Moscou qu’au prix d’une confession sincère, et la confession d’alors ne l’ayant, pas été, « le pardon n’est plus le pardon. » Le 13 juin, le tsar lance un manifeste aux évêques et au clergé : cette pièce, fort adroitement composée, supplie les oints du Seigneur d’indiquer à un père ce qu’il doit faire devant la violation criminelle de toutes les lois, et demande aux tribunaux ecclésiastiques de se substituer à lui pour juger cet Absalom. Les évêques, réunis en assemblée synodale, rendirent une réponse peu compromettante; ils estimaient que le jugement d’Alexis ressortissait au pouvoir séculier, non aux ecclésiastiques, et fournissaient à l’appui de leur thèse neuf exemples tirés de l’Ancien-Testament et sept du