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à leur parti-pris, quoi qu’en pensât leur gouvernement. Il a rappelé que la Gazette de Moscou pouvait à peine trouver des paroles après Sedan pour déplorer « une catastrophe plus menaçante que celle qui avait atteint quelques années auparavant le Danemarck et plus tard le malheureux Hanovre, » Il a rappelé l’article que publia cette même gazette le 12 janvier 1871, pour combattre le principe de non-intervention et signaler les droits qu’avait la France aux sympathies des autres peuples. Il a rappelé aussi qu’au lendemain de la chute de Paris, le Golos s’écria: Consummatum est! et exécuta plus d’une variation sur ce thème : « La France n’est que malheureuse, la honte est pour l’Europe. » D’autres se chargèrent de déclarer que l’annexion de l’Alsace était un coup porté à la Russie et que l’Europe était tombée en vasselage. « A dater de cette époque, les principaux organes de la presse russe sont demeurés hostiles à l’Allemagne et les moindres incidens leur ont suffi pour réveiller des passions assoupies. La conviction que l’avenir de la Russie était dans l’alliance avec la France avait pris trop de corps et jeté des racines trop profondes pour qu’on osât s’inscrire en faux. » — « Le jour où nous voudrions mettre l’Europe sens dessus dessous, était-il dit dans le mémoire secret de 1864, il est probable que nous pourrions nous entendre avec la France, mais ce serait encore à nos dépens. » Depuis lors ce mot a été souvent répété en Russie sans qu’on y ajoutât le même correctif.

L’anonyme conclut de tout cela que l’alliance prusso-russe n’a jamais été qu’une alliance dynastique, fondée sur des souvenirs communs, sur des mariages, sur une tradition de famille, sur des sympathies personnelles, mais qu’elle ne reposait point sur la communauté des intérêts ni sur l’affinité naturelle des deux peuples. Il reproche à ses compatriotes de ne pas s’en être avisés plus tôt, d’avoir attaché peu d’importance aux élucubrations de la presse russe, fidèle miroir de l’opinion publique, de s’être figuré que l’entente des souverains répondait du reste, d’avoir considéré les incartades des journalistes de Saint-Pétersbourg et de Moscou comme les symptômes « d’une maladie d’enfant » qui ne tirait pas à conséquence. Il remarque que désormais en Russie le gouvernement sera toujours plus tenu d’avoir égard à l’opinion et aux entraînemens populaires. Partant il affirme que l’alliance prusso-russe a vécu, et il félicite M. de Bismarck de l’avoir remplacée, avant qu’il fût trop tard, par un pacte d’amitié avec l’Autriche, « lequel sera d’aussi longue durée que l’empire allemand lui-même. » Nous voulons croire que l’anonyme possède le don de prophétie, qu’il est initié aux secrets des dieux; mais les dieux connaissent-ils toujours leur propre secret? Ne sont-ils pas souvent le jouet des événemens plus forts que leur volonté? M. de Bismarck est-il homme à se lier les mains, à engager à jamais son avenir? Ne faut-il pas tenir compte