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on croirait que je n’aime rien. » La relation s’était donc de part et d’autre sensiblement refroidie. Aussi quand Mme du Deffand mourut, Mme Necker se borna-t-elle à écrire à milord Stormont :


Cette pauvre femme a quitté le monde comme elle y avoit vécu ; elle n’avoit vu dans la société que la compagnie. Son lit étoit entouré de prétendus amis sans être arrosé de larmes. Peu accoutumée à réfléchir, elle n’a pu porter ses regards dans les profondeurs de l’avenir. La mort même, cette grande circonstance, n’a été pour elle qu’une pensée triste mais superficielle, et j’ai bien vu que la nuance étoit légère entre l’existence et la fin d’une personne insensible.


La pauvre marquise méritait mieux que ce jugement. Elle n’était point insensible, mais desséchée, et Mme Necker n’aurait point parlé d’elle avec tant de sévérité si elle avait connu les termes de cette lettre où Mme du Deffand mourante adressait ses adieux à Walpole, et qu’elle terminait en lui disant : « Divertissez-vous, mon ami, le plus que vous pourrez ; ne vous affligez point de mon état ; nous étions presque perdus l’un pour l’autre ; nous ne nous devions jamais revoir ; vous me regretterez parce qu’on est bien aise de se savoir aimé. » Mais il y avait eu une sorte de malentendu entre ces deux femmes. Mme du Deffand n’avait cherché dans la société de Mme Necker que la distraction et les divertissemens de l’esprit. Mme Necker, avec sa nature toute contraire, avait dû y chercher quelques satisfactions pour son cœur et, n’y trouvant pas ces satisfactions, elle s’était retirée avec une blessure. « Nous avons, disait le sceptique Chamfort, trois catégories d’amis : ceux qui nous sont indifférens, ceux qui nous sont désagréables et ceux que nous détestons. » Mme du Deffand avait voulu faire de Mme Necker une amie de la première catégorie, mais Mme Necker s’en était bien vite aperçue, et Mme du Deffand avait passé pour elle dans la seconde.

Contenues dans les limites que je viens d’indiquer, les relations de Mme Necker avec la maréchale de Luxembourg et avec Mme du Deffand (quelle que pût avoir été dans leur jeunesse la réputation de ces deux dames), n’ont rien, suivant moi, qui doive surprendre. La société a toujours vécu et vivra toujours sur cette demi-morale qui ne sait que ce qu’elle ne peut pas ignorer et qui ne se rappelle que ce dont on la force à se souvenir. Cette tolérance indulgente était poussée encore plus loin au XVIIIe siècle que de nos jours. C’est ainsi que, dans le monde philosophique où vivait Mme Necker, on recevait sans difficulté Watelet et Mme Lecomte ; Watelet, le fermier général académicien et graveur, l’auteur de l’Essai sur les jardins, et Mme Lecomte, qui avait quitté son mari pour venir habiter avec Watelet à Moulin-Joli. On allait même dîner chez eux, et je ne vois