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orthodoxe et le plus opposé à l’intervention de l’état ne pourrait demander mieux. Contrairement aux vœux émis à Genève, le congrès de Lausanne montra beaucoup de défiance à l’égard des sociétés coopératives, « parce qu’elles tendent à constituer un quatrième état ayant au-dessous de lui un cinquième état plus misérable encore. » L’objection paraît étrange. Si les ouvriers associés sont dans une situation meilleure que les autres, est-ce une raison pour proscrire l’association? N’en est-ce pas plutôt une pour les y faire entrer? Faut-il donc condamner toute réforme qui n’est que partielle, et en réalité peut-il y en avoir d’autre? Le congrès voulait au contraire persuader au prolétariat « que la transformation sociale ne peut s’opérer d’une manière radicale et définitive que par des moyens agissant sur l’ensemble de la société et conformes à la réciprocité et à la justice. « Il fut admis que « pour empêcher les associations de contribuer au maintien de l’inégalité, il faut faire disparaître autant que possible le prélèvement du capital sur le travail, c’est-à-dire y faire entrer l’idée de mutualité et de fédération. » Ceci signifie apparemment qu’il faut supprimer l’intérêt; mais alors les associés n’ayant aucun avantage à augmenter leur mise, l’épargne sera nulle, et tout accroissement des moyens de production se trouvera arrêté. La grande société coopérative des maçons de Paris, dont le succès a été si remarquable, accordait un intérêt non seulement aux mises des associés, mais même au capital prêté par d’autres. Aussi longtemps que la formation du capital sera le résultat d’un acte volontaire, comme cet acte constitue un sacrifice, il n’aura lieu que s’il est récompensé. Sur un champ de bataille, on se fait tuer pour la patrie. Dans l’atelier, on ne se privera pas pour que les autres jouissent. L’héroïsme et l’abnégation sont des vertus sublimes : elles ne seront jamais les ressorts du monde économique.

Une grave question se posait : l’Internationale devait-elle se maintenir exclusivement sur le terrain économique? ou avait-elle intérêt à faire cause commune avec cette partie de la bourgeoisie qui poursuit, au besoin par la révolution, les réformes politiques et l’établissement de la république? Karl Marx aurait voulu limiter l’activité de l’association à la question ouvrière. On avait ainsi plus de chances d’échapper à la répression et d’aboutir à des résultats pratiques. Après de longs débats, il fut décidé que « l’émancipation sociale était inséparable de l’émancipation politique, » et l’on envoya des délégués au « Congrès de la paix et de la liberté, » qui siégeait en ce moment même à Genève. Dans ce congrès dominait l’ancien esprit révolutionnaire, qui croit tout résoudre par des coups de main et qui ne se doute même pas des difficultés que présente la solution des questions sociales. Ces jacobins arriérés déchaînent