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yeux, lui donner le temps de fuir ; mais on aurait dit que je n’avais pas osé le mettre en jugement. J’ai de quoi le convaincre ; il est coupable, je suis le gouvernement ; tout ceci doit se passer simplement. »

Je ne sais si la puissance de mes souvenirs agit aujourd’hui sur moi, mais j’avoue que, même aujourd’hui, j’ai peine à croire que lorsque Bonaparte parlait ainsi, il ne fût pas de bonne foi. Je l’ai vu faire des progrès dans l’art de la dissimulation, et à cette époque il avait encore en parlant certains accens vrais, que depuis je n’ai plus retrouvés dans sa voix. Peut-être aussi est-ce tout simplement qu’alors je croyais encore en lui.

Il nous quitta après ces paroles, et Mme Bonaparte me conta qu’il avait passé presque toute la nuit debout, agitant cette question : s’il ferait arrêter Moreau ; pesant le pour et le contre de cette mesure, sans trace d’humeur personnelle ; que vers le point du jour, il avait fait venir le général Berthier, et qu’après un assez long entretien il s’était déterminé à envoyer à Grosbois où Moreau s’était retiré.

Cet événement fit beaucoup de bruit ; on en parla diversement. Au tribunat, le frère du général Moreau, qui était tribun, parla avec véhémence et produisit quelque effet. Les trois corps de l’état firent une députation pour aller complimenter le consul sur le danger qu’il avait couru. Dans Paris, une partie de la bourgeoisie, les avocats, les gens de lettres, tout ce qui pouvait représenter la portion libérale de la population, s’échauffa pour Moreau. Il fut assez facile de reconnaître une certaine opposition dans l’intérêt qui se déclara pour lui ; on se promit de se porter en foule au tribunal où il comparaîtrait ; on alla même jusqu’à laisser échapper des menaces, si le jugement le condamnait. Les polices de Bonaparte l’informèrent qu’il avait été question de forcer sa prison. Il commença à s’aigrir, et je ne lui retrouvai plus le même calme sur cette affaire. Son beau-frère Murat, alors gouverneur de Paris, haïssait Moreau ; il eut soin d’animer Bonaparte journellement par des rapports envenimés ; il s’entendait avec le préfet de police, Dubois, pour le poursuivre de dénonciations alarmantes, et malheureusement les événemens s’y prêtaient. Chaque jour on trouvait de nouvelles ramifications à la conspiration, et la société de Paris s’entêtait à ne pas la croire véritable. C’était une petite guerre d’opinion entre Bonaparte et les Parisiens.

Le 29 février on découvrit la retraite de Pichegru, et il fut arrêté, après s’être défendu vaillamment contre les gendarmes. Cet événement ralentit les défiances, mais l’intérêt général se portait toujours sur Moreau. Sa femme donnait à sa douleur une attitude un