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« l’agriculture allemande marche lentement, mais sûrement à sa ruine, que la terre a perdu sa valeur, que les hypothèques les plus sûres ne sont pas couvertes par les ventes, que des populations entières travaillent comme des serfs pour les usuriers juifs, qui expulsent le paysan de ses biens, que peu à peu les classes moyennes de la campagne disparaîtront, que, juifs ou chrétiens, les grands capitalistes achèteront à bas prix des latifundia, qu’ils convertiront les champs en pâturages, que le cultivateur redeviendra ce qu’il était il y a deux mille ans, c’est-à-dire berger, qu’une partie émigrera, que le reste se fera socialiste, et que la révolution sociale éclatera pour aboutir au socialisme. » M. de Thüngen croit-il donc que la révolution sociale soit le seul chemin qui mène au césarisme ? Il nous semble que depuis quelques années l’Allemagne s’applique à prouver le contraire.

Mal en a pris à l’honorable M. Lasker de s’être raillé impertinemment des sinistres prophéties, des sombres visions de M. de Thüngen, qui du haut de son rocher de Pathmos avait vu défiler devant lui toutes les bêtes de l’Apocalypse et qui les montrait du doigt à l’Allemagne. Cet incrédule s’est mal trouvé de n’avoir pas voulu admettre sur la foi du baron qu’avant peu la grasse Bavière, les riches côtes de la Poméranie seront converties en steppes où paîtront à l’aventure de maigres troupeaux sous la conduite de pasteurs nomades, mariant au culte des étoiles de sanglantes utopies et adorant tour à tour l’armée du ciel ou M. Marx, prophète de l’Internationale. Pourquoi M. Lasker a-t-il reproché au chancelier de l’empire d’avoir prêté une oreille trop favorable aux doléances du baron de Thüngen ? Pourquoi l’a-t-il accusé de se faire le représentant exclusif et passionné des intérêts agricoles et des classes possédantes ? Cette incartade lui a attiré une foudroyante réplique. — « Si je représente ici les propriétaires, s’est écrié M. de Bismarck, M. Lasker représente les non-possédans, die Besitzlosen. Il appartient à la confrérie de ceux dont l’Évangile a dit qu’ils ne sèment ni ne moissonnent, qu’ils ne filent ni ne tissent, et qu’ils ne laissent pas d’être vêtus. Je ne dirai pas comment, mais enfin ils sont vêtus. Ils n’ont jamais rien à démêler avec le soleil qui nous éclaire et qui nous grille, avec la pluie qui nous mouille jusqu’aux os. Enfermés dans leur cabinet d’étude ou d’affaires, ils ne cultivent ni la terre ni aucune industrie utile. Ce sont pourtant ces gens-là qui forment la majorité dans les assemblées et qui confectionnent les lois. Il est temps que cela change. » Ce jour-là M. de Bismarck s’est plu à jouer le rôle de gentilhomme campagnard ; c’est à l’entendre sa vraie vocation, et il a manqué sa destinée en devenant un homme d’état. Si le gentleman farmer avait passé la parole au grand vizir, celui-ci aurait tenu un tout autre langage ; il aurait dit à M. Lasker : — Comment se fait-il que vous centralisateur, unitaire à outrance, que vous qui n’aspirez qu’à détruire les