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V.

Jérémie avait donné tout ce qu’on attendait de lui et reçu tout ce qu’il pouvait attendre. On le retint néanmoins sous divers prétextes jusqu’à Pâques, comme pour mieux affirmer par sa présence la vitalité de sa nouvelle création. Les fêtes passées, les prisonniers du logis de Riazan obtinrent enfin leur congé. Après une dernière audience, « le tsar reconduisit jusqu’à la porte d’or du palais le patriarche, qui repartit pour la nouvelle Rome. » — La nouvelle Rome ! Il la laissait à Moscou. Quand, des terrasses du Kremlin, on vit les modestes voyageurs disparaître sur la route, on put se dire avec orgueil que ces ombres qui s’évanouissaient à l’horizon avaient légué leur âme à leurs hôtes. Les Grecs reprirent tristement le chemin des steppes, fort inquiets de l’accueil qu’on leur réservait sur le Bosphore. Ils retraversèrent la Pologne et trouvèrent en Moldavie un tchaouch qui les attendait pour leur intimer l’ordre du sultan de regagner Constantinople : on augurait mal de cette longue absence à la Porte, et plus mal peut-être encore au Phanar. En reprenant la direction de l’église, Jérémie dut assembler le concile pour faire ratifier la décision dont il avait assumé la responsabilité. Il eut d’abord à lutter contre l’opposition violente de ses frères les patriarches d’Asie ; même ses deux compagnons, Arsène et Dorothée, passèrent à l’ennemi et se vantèrent après coup d’avoir refusé leur consentement au grand acte consommé en Russie. Ils furent assez adroits pour accréditer cette opinion dans l’église orientale, et les historiens ecclésiastiques leur font honneur de cette résistance ; pourtant nous avons vu aux archives d’état de Moscou, sur la charte d’érection du patriarcat, les sceaux d’Elassone et de Monembasia pendre auprès de celui de Byzance, au-dessous des signatures des deux prélats. Après s’être répandus en récriminations, les membres du concile comprirent cependant qu’il n’y avait pas à revenir sur le fait accompli et l’enregistrèrent de mauvaise grâce, sous la condition que les successeurs de Job demanderaient l’investiture au siège œcuménique. On ne tint guère compte dans la pratique de cette condition, qui fut abolie moins d’un siècle après par Denis II. — Rome avait lutté plus longtemps avant de reconnaître le canon du concile de Chalcédoine qui établissait le patriarcat de Byzance ; ses pontifes avaient protesté durant six siècles, avant comme après le schisme, depuis Léon le Grand jusqu’à Innocent III. — De quoi aurait servi la lutte aux prélats du Phanar ? Les nécessités historiques consacraient la volonté de Boris ; l’œuvre était faite de par la force des choses et des temps.