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factoreries de la côte. Longtemps aussi les Carthaginois payèrent aux Numides ou Berbères indigènes une redevance attestant qu’ils se regardaient plutôt comme locataires que comme propriétaires du sol. Ce fut la nécessité d’assurer leur tranquillité contre les incursions de ces turbulens voisins qui poussa les Carthaginois à reculer indéfiniment les limites de leur domination dans la direction du désert, de même que la possession d’Alger a entraîné les Français à se rendre maîtres de l’Algérie entière. C’est dans un dessein essentiellement commercial qu’ils occupèrent les îles occidentales de la Méditerranée, la Sicile, où de bonne heure ils eurent maille à partir avec l’élément grec, Malte, les Baléares, la Sardaigne, la Corse, où ils se mesurèrent plus d’une fois avec les marines phocéenne et étrusque. Leur idéal fut toujours de devenir les seuls maîtres dans la Méditerranée du détroit de Messine à celui de Gibraltar.

Beaucoup de fables ont été éditées sur les voyages de circumnavigation des Carthaginois. On a même voulu leur faire honneur d’une découverte anticipée de l’Amérique. Il faut beaucoup rabattre de ces hypothèses, qui ne reposent sur rien de solide. Ni les connaissances, ni les instrumens nautiques de ce temps ne permettaient de s’aventurer sur les vastes mers, loin de toute côte, et cela devrait suffire pour rejeter ces vieux contes. Mais il est certain que les Carthaginois poussèrent fort avant leurs navires le long de l’Europe et de l’Afrique. La plus célèbre de ces expéditions est le Périple de Hannon, dont nous possédons heureusement une version grecque. Environ cinq cents ans avant notre ère, Hannon partit de Carthage avec soixante vaisseaux et un grand nombre d’émigrans qui devaient fonder des colonies sur plusieurs points des côtes du Maroc actuel. Après avoir débarqué sa cargaison vivante, Hannon continua de faire voile vers le sud sans trop s’écarter du rivage africain. Il toucha une île qu’il appela Cerné et qui doit être celle d’Arguin, au 20e degré de latitude nord[1]. Il doubla l’embouchure du Sénégal, peuplée alors comme aujourd’hui de crocodiles et d’hippopotames. Il découvrit là une race de nègres qui lui parut bien différente des noirs du Sahara qu’il devait connaître. Ces nègres chassèrent les étrangers à coups de pierres. Le Carthaginois poursuivit son exploration. Il nota les immenses forêts odoriférantes qui couvraient les côtes. Il vit les indigènes, comme on les voit encore aujourd’hui, brûler les herbes sèches sur les flancs des collines. Il les entendit la nuit, comme on les entend encore, faire leur vacarme favori de cymbales, de tambours et de fifres aux sons perçans. Il découvrit plus loin une montagne de feu, qui semblait lancer des

  1. Les abords de cette île sont dangereux. C’est près de là qu’eut lieu le fameux naufrage de la Méduse en 1816.