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le verrons, n’en fut pas un. Le premier jour, Carnéade exposa le droit naturel, et le lendemain démontra que le droit naturel n’existe pas. Là-dessus on s’est fort récrié, sinon à Rome, du moins dans les temps modernes. Ce n’était, dit-on, qu’un misérable rhéteur qui voulait éblouir les Romains par une sorte de prestidigitation oratoire où, après avoir montré son objet, il le faisait disparaître aux yeux ébahis. C’est là bien mal comprendre les intentions et la méthode du philosophe académicien. Comment peut-on croire qu’un homme si fin, qui avait besoin de crédit comme ambassadeur, ait recherché la puérile gloire de passer pour un charlatan? N’était-ce pas s’exposer à s’entendre dire : Les paroles que vous avez prononcées devant les sénateurs avec tant d’autorité et de succès n’étaient donc qu’un jeu trompeur et une moquerie. C’eût été perdre tout le fruit de son éloquence au sénat. Non, en parlant tour à tour pour et contre la justice, il ne faisait que suivre sa méthode ordinaire, celle de la science académique ; il mettait encore une fois en balance les vraisemblances et les probabilités de deux doctrines adverses et rendait les auditeurs juges du problème. « Plaider le pour et le contre, dit Cicéron, répétant Carnéade, c’est le moyen le plus facile de trouver la vérité. » Il y avait même dans ce procédé une certaine bonne foi scientifique, car rien ne forçait Carnéade à étaler d’abord en beau langage les raisons de ses adversaires. En un mot, il a fait ce que font encore aujourd’hui les professeurs de philosophie, ce qu’a fait au Collège de France sur le même sujet Jouffroy dans son célèbre cours sur le droit naturel, où il a d’abord exposé la doctrine qu’il devait réfuter dans la leçon suivante. Sans doute Carnéade et Jouffroy ne sont pas dans le même camp, et leurs rôles semblent inverses, qu’importe? Il s’agit ici non de la conclusion, mais de la méthode. Que d’ignorans Romains, pour qui une pareille discussion était une nouveauté étrange, se soient mis en tête que dérouler avec éloquence un système et le mettre en pièces avec plus d’éloquence encore fut un jeu d’adresse, on conçoit chez eux cette simplicité; mais nous serions un peu simples nous-mêmes si, dans un procédé fort légitime de discussion, nous ne voyions qu’un artifice divertissant de la rhétorique.

Nous ne connaissons pas le premier discours en faveur de la justice dans lequel Carnéade exposait les hautes théories de Platon, d’Aristote et des stoïciens, où était établie l’existence d’un droit naturel, c’est-à-dire d’une loi universelle, invariable, qui dans tous les temps et dans tous les lieux s’impose à la conscience du genre humain. Mais, grâce à des passages épars de Cicéron, complétés par Lactance, nous pouvons plus ou moins recomposer le second