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s’est abandonnée aux opinions extrêmes avec la fougue qui lui est habituelle ; elle a pris pour grands hommes ceux qui faisaient le plus de bruit. Cependant les nobles caractères n’y sont pas inconnus. Grattan, à la mémoire de qui l’on a fait attendre une statue pendant un demi-siècle, est resté le type que les hommes sages de la génération actuelle se proposaient pour modèle. Ses disciples, peu nombreux d’abord, se multiplièrent à mesure que l’instruction devenait plus générale et l’impuissance des agitateurs plus évidente. Ils avaient commis une grande faute en 1848 ; ils en avaient été punis par l’exil. De retour dans leur pays natal à la faveur d’une amnistie, ils s’étaient montrés les adversaires résolus de Stephens. À l’époque où le fenianisme prenait le plus d’extension, trois d’entre eux étaient à la tête du parti national, Smith O’Brien et John Martin, deux vétérans de la Jeune Irlande, et un autre, The O’Donoghue, généreux, éloquent, servi non moins par sa belle prestance que par une parenté éloignée avec O’Connell. The O’Donoghue avait toutes les qualités extérieures qu’exige l’emploi de chef de parti ; aussi les fenians désiraient-ils se l’attacher. Peut-être l’eût-on enrôlé dans l’association si Stephens n’eût concouru lui-même à l’en tenir écarté, jaloux de l’influence que ne pouvait manquer d’acquérir un si vaillant compagnon. Non moins hostile aux Anglais qu’aux révolutionnaires, il fut une recrue précieuse pour les modérés, rien qu’à cause de ses avantages physiques, car, dans ces temps troublés, c’était souvent par une bataille en plein vent que se dénouaient les querelles politiques. En 1864, lorsque les deux journaux populaires, la Nation et l’Irish people, se disputaient la faveur publique, lorsque les bureaux de ce dernier étaient le quartier général des fenians, les modérés ne pouvaient tenir un meeting à Dublin sans être attaqués par leurs adversaires. La lutte commencée dans les salles de réunion se continuait à coups de bâton dans les rues. La victoire était au plus vigoureux.

Il y avait donc antipathie réciproque entre les fenians et les nationaux, et pourtant ces derniers n’entendaient faire cause commune avec le gouvernement en aucune circonstance. Lorsque les écrivains anglais, exaspérés par ces tentatives d’émeutes réitérées, dénigraient la race celtique tout entière, les modérés irlandais prenaient pour eux-mêmes une part de ces injures, ils y répondaient, ils y trouvaient un nouveau prétexte de maudire la domination étrangère. Lorsque, après l’attentat de Manchester dont il vient d’être question, trois coupables furent livrés au bourreau, ce fut un cri de douleur d’un bout à l’autre de la verte Érin sans distinction de croyance. Ils avaient tué un homme, c’est vrai, mais dans une rixe et sans préméditation. Les traiter comme des meurtriers ! leur refuser