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la ressemblance du portrait donné par M. Augier. Ce portrait est vrai sans trop de charge, ni embelli, ni enlaidi. Le cynisme de mœurs de Giboyer et la bonté réelle de son cœur, le scepticisme de sa conscience pour tout ce qui se rapporte à la défense ou à l’abandon de ses opinions individuelles et la foi de son intelligence aux idées générales, sont des traits contradictoires nullement inconciliables, et qui se rencontrent souvent réunis chez de tels vieux enfans malheureux, avachis par les longues souffrances et que la destinée a lassés d’eux-mêmes. Le personnage est donc bien rendu ; malheureusement il a plu à M. Augier de l’enfler outre mesure pour en faire l’interprète et presque l’incarnation des idées sociales modernes, et nous ne pouvons accorder au prédicateur politique la sympathie que nous accordons volontiers au bohème. Il fut un temps où nous aurions aimé à discuter longuement les opinions de Giboyer, aujourd’hui, nous l’avouerons, nous ne nous en sentons plus le courage. En ces jours d’avant le déluge, nous aurions certainement reproché à M. Augier de tant se défendre d’avoir voulu faire des pièces politiques dans les Effrontés et le Fils de Giboyer, alors que chaque scène de ces deux pièces sent le pamphlet, et n’est qu’un plaidoyer dialogué sans déguisement aucun contre un parti que nous n’avons pas besoin de nommer ; nous lui aurions fait remarquer ce qu’il y a d’illogique à représenter comme impuissans des adversaires contre lesquels on va en guerre avec des moyens d’attaque si vigoureux ; nous lui aurions demandé, puisque, à son avis, ces adversaires sont des ruines, des fantômes et des vaincus, à quoi bon tant de canonnades contre des ruines, un feu si bien nourri contre des fantômes, et pourquoi si peu de ménagemens pour des vaincus. L’heure est passée de telles polémiques ; la destinée a élargi le cercle des vaincus dans des proportions que ne soupçonnait probablement pas M. Augier lorsqu’il créa son héros démocratique, et y a fait entrer des opinions et des partis qu’il aurait certainement voulu en exclure. Nous n’avons plus aujourd’hui de refuge et d’espérance que dans les opinions de Giboyer. A quoi bon chercher par conséquent si Giboyer raisonne bien ou mal ; il faut, bon gré, mal gré, qu’il ait bien raisonné, car où en serions-nous, si par hasard il se découvrait que sa logique a été défectueuse ? Ce jour, nous poumons nous trouver pour la plupart, M. Augier y compris, dans d’assez cruels embarras ; mais j’imagine que le marquis d’Auberive aurait quelque peu le droit de s’en frotter les mains et Sainte-Agathe d’en rire sous cape.

La carrière parcourue jusqu’à ce jour par M. Augier se divise, nous l’avons vu, en deux phases bien distinctes et tranchées. Dans la première, il n’a semblé vouloir demander ses succès qu’à la poésie et a poursuivi à travers bien des détours et avec bien des tâtonnemens une certaine comédie mixte où il cherchait à mêler dans des