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âgé déjà pour en tirer jamais un bon sauvage, allaient le tuer "pour s’en défaire. Maudonao en eut pitié et l’acheta à ses bourreaux. Si l’on tient à savoir le prix d’un esclave dans la pampa, il le paya six chevaux sans marque, douze vaches, un bois de lance en roseau, un lazo tressé et une paire d’étriers d’argent. Chacun des objets de cette liste représente de longs pourparlers entre l’acheteur et les vendeurs. Les chevaux et les vaches furent probablement cédés sans difficulté. On venait d’en voler beaucoup, et les soldats allaient peut-être les reprendre. Quand on arriva aux menues valeurs qui formaient l’appoint, on dut marchander avec plus d’âpreté. Il est clair que les étriers d’argent ne furent arrachés qu’à grand’peine et à l’aide de terribles menaces contre le pauvre petit malheureux, qui assistait sans y rien comprendre à la conclusion du marché. Le capitanejo s’y attacha : au lieu de son esclave, il en fit son compagnon, lui apprit à manier un cheval et une lance, et l’emmena dans ses courses. Pedro devint peu à peu le maître de son maître, pour lequel il professe du reste une reconnaissance profonde et un dévoûment absolu. Il a aujourd’hui trente ans, il a oublié son nom de famille; pourtant il parle encore mal l’indien. Il a accompagné une fois Maudonao à Buenos-Ayres : on ne sait lequel des deux y a langui le plus; s’ils n’avaient pas été ensemble, ils tombaient malades. Je les rencontrai à cette époque dans les bureaux du ministère de la guerre, mornes comme des loups en cage; quand ils me virent et que je leur parlai de Guamini, leur regard s’éclaira, on y lisait d’une façon touchante la nostalgie de la vie sauvage.

Elle doit avoir des charmes, cette vie libre et violente. Ce ne sont pas seulement des enfans élevés dans les privations qui s’y attachent au point de ne pouvoir plus l’abandonner; des hommes faits qui en ont goûté ne veulent pas en connaître d’autre. Il s’agit ici de hardis compagnons, impatiens de tout lien, amoureux du grand air et de la belle étoile : toute société possède de ces enfans perdus. Le cacique des Indiens rauqueles, qui par parenthèse se tient depuis longtemps fort tranquille, a pour secrétaire un docteur en droit de Santiago, issu d’une famille honorable du Chili. Ses dépêches, dont la forme paraît gauche, car il met une certaine malice à envelopper sa pensée des interminables circonvolutions indiennes, mériteraient pour le fond de sortir d’une chancellerie plus sérieuse. Trois vieux amis de Catriel, du temps où il vivait parmi les Argentins, trois frères possédant aux environs de l’Azul des terres, des brebis, de l’argent, n’ont pu résister à la tentation d’aller partager les aventures de leur ancien compagnon d’ivrognerie et de chasse. Ils ont un beau jour planté là leurs moutons, amené leurs meilleurs chevaux, et ont franchi la frontière à travers mille dangers pour