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LA VIE ET L’ŒUVRE DE CERVANTES.

tateur sait d’avance ce que, dans la situation donnée, fera le personnage qui est en scène. Une interminable suite de querelles entre les amans jaloux, de méprises résultant de l’usage du manteau pour les femmes, de duels où personne n’est tué, occupe les trois journées, et, après maint imbroglio, la pièce finit brusquement par le mariage de tous les jeunes gens. Lorsque le sujet d’une comédie est pris dans l’histoire, les personnages ne changent pas pour cela leur caractère : Héraclius, don Pèdre le Cruel, seront de jeunes galans ; les dames romaines, les héroïnes chrétiennes, donneront des rendez-vous à la grille de leurs balcons comme les demoiselles de Séville.

À ce système dramatique vraiment barbare se joint un style qui, à notre sentiment, ne l’est pas moins. Dire la chose la plus simple de la façon la moins naturelle, la moins intelligible, larder de pointes et d’antithèses le dialogue dans les situations les plus passionnées, telle était la règle de l’art à l’époque de Lope de Vega. Il faut avouer d’ailleurs que presque toute l’Europe partageait alors ce goût pour le bel esprit qui nous semble si étrange à présent. En Espagne, on admirait le style culto, en Angleterre l’euphuism, qui ne valait pas mieux. Roméo, avant de s’empoisonner sur le tombeau de Juliette, s’écrie en déposant un baiser sur les lèvres de sa maîtresse : « Ô lèvres, portes du souffle, scellez d’un baiser en bonne forme un contrat sans date avec la mort accapareuse. » Un procureur ne dirait pas mieux. Dès son apparition, la poésie dramatique a recherché ces ornemens qui lui vont si mal. Égysthe, trompé par un faux rapport, croit qu’Oreste s’est tué en tombant de son char. Il dit : « On nous a appris qu’il était mort dans un naufrage équestre[1]. » Racine lui-même, dont le goût était si délicat, n’hésitait pas à dire : « Brûlé de plus de feux que je n’en allumai, » et : « Le flot qui l’apporta recule épouvanté. » Il faut croire qu’alors les spectateurs avaient le pouvoir de percevoir à la fois deux plaisirs très différens, et que, tout en pleurant devant une situation touchante, ils jouissaient d’un jeu de mots. Aujourd’hui même, le plaisir que donne la poésie est double : la plus belle pensée ne permet pas de manquer aux lois de la prosodie, et un trait sublime est peut-être plus apprécié lorsqu’il se présente avec une rime riche. Ne soyons donc pas trop sévères pour un goût respectable par son antiquité et qui subsiste encore chez beaucoup de gens d’esprit.

Moins peut-être qu’aucun de ses contemporains, Cervantes a sacrifié à la mode de son temps, mais son style dramatique n’en est pas meilleur. Ses vers, quelquefois ridiculement emphatiques, sont le plus souvent d’une platitude désespérante. Quant à l’intrigue de ses

  1. Sophocle, Electra.