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le triomphe de l’image, de l’image entendez-bien, non de la figure de rhétorique, métaphore ou comparaison. Vous rappelez-vous l’ingénieuse et profonde explication que le vieux Grec Démocrite donnait de la formation de nos idées? Les choses et les êtres de ce monde sont dans un perpétuel rayonnement; incessamment des corpuscules atomistiques s’en échappent, et ces atomes, pour si petits qu’ils soient, sont dans leur réduction un microcosme de l’être ou de la chose dont ils émanent et qu’ils représentent dans toutes ses parties. Ils n’atteignent pas seulement nos yeux, grâce à leur finesse ils y pénètrent et s’y logent, en sorte que nous avons en nous comme un magasin infini où tout l’univers est enfermé en fait sous ce volume infiniment subtil, mais absolument complet, des atomes, et que nos idées des choses et des êtres ne sont que des visions intérieures. Cette vieille théorie n’a cessé de rester présente à notre esprit pendant la nouvelle lecture que nous avons voulu faire des deux livres de Fromentin sur l’Orient. On dirait vraiment des molécules animées qui se sont détachées des choses et se sont harmoniquement assemblées au rhythme du style pour en former une représentation vivante. Ces pages merveilleuses sur le silence du Sahara, l’implacabilité de sa lumière sans ombres et l’immobilité de ses horizons et de ses plans, c’est le désert même qui en a fourni la substance, je n’ose me servir de ce triste mot trop abstrait, le texte. Cette fête de noirs Algériens où les costumes des négresses sont peints avec la splendeur et la variété de coloris d’un Véronèse, est-ce une simple description faite d’après le souvenir, ou n’est-ce pas plutôt la réalité même qui, blottie en raccourci au fond de l’œil de l’artiste, selon la doctrine de Démocrite, a repris ses proportions premières lorsqu’elle en a été tirée par le vouloir de l’écrivain? Je viens de citer deux épisodes, mais d’ordinaire les pages de Fromentin supportent mal d’être isolées tant elles sont étroitement enchâssées dans le tout à leur juste place; c’est l’ensemble de ces deux livres qu’il faut considérer pour comprendre à quel point il a réussi dans cette entreprise d’évocation de l’Orient. Afin de mieux le peindre, Fromentin en a pris, pour ainsi dire, la méthode de vivre pour méthode de composition. Peu de pensées, des sensations chaudes et vives, quelques rêveries, une vie morale léthargique, faite de silence et de repos, voilà tout l’Orient, et voilà aussi ces deux livres faits à sa plus intime ressemblance. Lentement, nonchalamment, paresseusement presque, les feuillets se succèdent, variant les mêmes phénomènes, ou recommençant les mêmes peintures sans redouter la monotonie ou trahir un désir de l’éviter; des transitions tellement insensibles qu’elles semblent ne pas exister poussent le récit en ramenant sans cesse la description qui s’achève dans la description qui commence, comme un flot d’air en pousse