Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/414

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de dire à votre Honneur qu’il ne pouvait rien lui donner en ce monde et n’avait rien de plus à lui apprendre, mais que votre Honneur aille voir sa tombe, qui en saurait davantage.

Intimement frappé par le retour fortuit de cette vie lointaine dans la mienne, je me levai et demandai à voir la sépulture de Vanghéli. Nous nous rendîmes à quelques pas de là, au chevet de l’église où les moines continuent le long sommeil qu’ils sont venus commencer dans cette retraite. Dieu sait comment, les lentes actions des siècles ont apporté sur ces plateaux de la terre végétale où poussent courageusement des plantes et des arbustes. Un fouillis de vignes folles et d’églantines couvrait la bande de terrain entre le bord du précipice et le mur de l’abside, grimpant à celle-ci, plongeant dans celui-là. Les brindilles et les pousses de mai, les orties et les ciguës s’étaient rejointes sur la tombe nouvelle et la masquaient déjà. Les moines firent signe à deux petits chevriers de la plaine qui avaient accompagné l’évêque ; les enfans découvrirent la pierre en tirant chacun à soi une brassée de feuillages et de fleurs. En les regardant faire, je me souvenais d’avoir rêvé un jour quelque part, aux Uffizi, je crois, devant une vieille gravure de Marco-Antonio qui représente, avec une composition semblable, une allégorie mythologique, « les Amours découvrant la Mort. »

La croix apparut, et je vis l’endroit où ce pauvre errant, battu par tant de fortunes, s’était enfin acquitté de vivre et avait trouvé un sommeil bien gagné ; le sort, étrange jusqu’au bout, semblait ne lui avoir accordé qu’un repos menacé dans cette poussière mal assurée au sommet d’un rocher entre ciel et terre. — Il y a quelque chose d’écrit là-dessus, remarqua l’évêque en montrant sur la pierre grise, en lumière sous le rayon de lune, des caractères grossièrement tracés au couteau, dont les entailles fraîches se découpaient en blanc.

— Ah ! c’est vrai, j’oubliais, continua le petit caloyer ; il m’a chargé de graver ce seul mot sur la pierre, toujours pour votre Honneur, disait-il. — Le vieil igoumène se pencha sur la tombe dont les ans le rapprochaient et lut, en épelant d’un doigt tremblant les caractères inégaux, ce mot que les Grecs actuels ont conservé de la langue des ancêtres : evrika, j’ai trouvé.

— Tiens, c’est le mot d’Archimède ! fit l’évêque, qui se piquait de littérature.

— Non, reprit en se relevant l’igoumène, c’est le mot de la Mort.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.