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âges historiques. À l’heure où j’écris, n’y a-t-il pas, dans l’ample variété de la société contemporaine, des optimistes du temps présent, des optimistes de la vie future, des optimistes de l’âge d’or que le progrès fera éclore sur la terre ? — De plus, ces divers stades, bien des hommes les parcourent dans une seule vie : tel d’entre nous a poursuivi successivement l’image du bonheur dans le rêve de la vie actuelle, dans la vie future, dans l’avenir de l’humanité. — Enfin, l’ordre de succession et de développement que marque M. de Hartmann n’est nullement un ordre rigoureux ; chaque homme peut parcourir ces diverses étapes dans un ordre tout différent, même dans un ordre inverse ; il n’est pas rare de voir une âme, après avoir traversé les illusions du bonheur terrestre et celles du progrès indéfini, s’arrêter et se reposer dans la foi à l’invisible et au divin. Et de même il n’est pas impossible que cette évolution s’accomplisse dans l’ordre contraire, commence par les plus nobles aspirations religieuses et s’achève dans l’indolence épicurienne.

Leopardi a traversé ces trois stades, il ne s’est arrêté dans aucun, il a décrit chacun d’eux, il nous a montré par des traits singulièrement énergiques pourquoi il ne s’y est pas reposé et la déraison des hommes qui pensent y trouver un abri. Jusqu’à l’âge de dix-huit ans, son adolescence rêveuse ne franchit que par échappées les limites de la foi religieuse. Il emploie même les ressources déjà variées de son érudition à composer une sorte d’apologie de la religion chrétienne, l’Essai sur les erreurs populaires des anciens (1815). Mais déjà sous cette nomenclature des superstitions de l’antiquité, dieux et déesses, oracles, apparitions, magie, à côté d’apostrophes à « la religion tout aimable » qui le ravit et le console dans ses jeunes douleurs, il y a comme des percées du scepticisme futur. C’est à la même période de sa vie que se rapportent ses Projets d’hymnes chrétiens, qu’anime déjà si tristement le sentiment de l’universelle douleur. C’est déjà un pessimiste qui s’adresse en ces termes au Rédempteur : « Tu savais tout depuis l’éternité, mais permets à l’imagination humaine que nous te considérions comme le plus intime témoignage de nos misères. Tu as éprouvé cette vie qui est la nôtre, tu en as connu le néant, tu as senti l’angoisse et l’infélicité de notre être… » Ou bien encore dans cette prière au Créateur : « Maintenant je vais d’espérance en espérance, errant tout le jour et t’oubliant, bien que toujours trompé… Un jour viendra où, n’ayant plus d’autre état auquel recourir, je mettrai tout mon espoir dans la mort, et alors je recourrai à toi… » Cette heure du recours suprême n’arriva pas ; ce fut au moment même où il jetait d’une main fiévreuse sur son papier mouillé de pleurs ces fragmens d’hymne et de prière qu’il s’aperçut que l’abri de sa foi