Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 23.djvu/567

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’obstacle illusoire et décevant des grèves : ils devaient nécessairement succomber dans cette lutte contre une loi inexorable ; ils y épuisèrent les économies des jours prospères, et ils en sortirent à la fois plus malheureux et plus irrités.

Leur erreur était d’autant plus excusable que, par une anomalie plus apparente que réelle, certaines industries semblaient échapper à l’application de la loi générale. Dans la pensée de rattacher plus étroitement les uns aux autres les divers membres de la confédération et d’assurer au gouvernement central dans toute l’étendue de cet immense territoire une action plus rapide et plus facile, le congrès avait résolu d’aider par des subventions libérales à la multiplication des chemins de fer. il fut poussé dans cette voie par les chefs du parti victorieux qui voyaient dans les libéralités du congrès une manne destinée à enrichir leurs créatures et leurs amis. Des subventions en terres et en argent, équivalentes à plusieurs milliards, furent ainsi distribuées en quelques années. Ce fut une fièvre universelle : c’était à qui profiterait des largesses du trésor fédéral et de l’apparente abondance des capitaux qui résultait tant des émissions de papier-monnaie que du ralentissement des opérations commerciales. Pour fournir des rails et du matériel roulant aux chemins de fer que l’on construisait de toutes parts, les hauts-fourneaux et les ateliers de construction de la Pensylvanie travaillaient nuit et jour : pour alimenter les hauts-fourneaux, les charbonnages devaient augmenter leur extraction. Toutes les compagnies charbonnières établies dans le bassin houiller qui s’étend entre la chaîne des Montagnes-Bleues et la chaîne des monts Alleghany acquirent à l’envi de nouvelles concessions, foncèrent de nouveaux puits, et, manquant d’ouvriers, appelèrent à grands frais des mineurs du pays de Galles. Cette période de spéculation désordonnée ne pouvait être de longue durée : parmi ces chemins de fer multipliés sans mesure, quelques-uns ne purent être achevés, le capital ayant été dévoré par l’agiotage sur les titres ; d’autres, arrivés au terme de la construction, ne pouvaient être ouverts, faute de ressources pour organiser l’exploitation : à tous, la condition indispensable de l’existence, les transports, manquaient par suite de la paralysie croissante qui frappait le commerce et l’industrie. En effet, à partir de la fin de 1873 pour certaines branches d’industrie, et du printemps de 1874 pour toutes les autres, les derniers vestiges d’activité, qu’on pouvait considérer comme les effets de la vitesse acquise, disparurent complètement, et l’Amérique put mesurer dans toute son étendue et dans toutes ses conséquences le vide que la guerre civile, par une immense destruction d’hommes et de capitaux, avait fait dans la fortune nationale.