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caporal, se jetèrent derrière lui, pénétrèrent dans la maison et en arrêtèrent le propriétaire, qui naturellement fit de sérieuses objections. La maison n’avait qu’une issue, on s’en assura, et le malheureux logeur fut requis d’aller chercher l’officier fédéré, qui, disait-il, avait gravi l’escalier en courant. Il n’ignorait pas que cet officier était son locataire, Auguste de Varenne, et qu’Auguste de Varenne n’était autre que Raoul Rigault. Tout en haut de l’escalier, au-dessous d’une fenêtre à tabatière ouvrant directement sur la toiture, M. Chrétien trouva Rigault fort effaré et lui dit : « Les soldats sont en bas, il faut descendre. » Rigault lui proposa de le suivre sur les toits et d’essayer ainsi d’échapper aux poursuites. Le propriétaire refusa : « Non, descendez, rendez-vous ; sans cela je serai fusillé à votre place. » Raoul Rigault sembla hésiter ; puis prenant brusquement son parti : « Soit, dit-il, je ne suis pas un lâche (le mot fut beaucoup plus vif), descendons ! » Il portait une épée et tenait un revolver à la main. Au second étage, il rencontra le caporal, qui montait escorté de deux de ses hommes ; Rigault lui dit : « C’est moi ! » et lui remit ses armes sans même essayer d’en faire usage.

Les soldats l’entourèrent et le firent sortir de la maison pour le conduire à la prévôté installée au palais du Luxembourg ; le caporal avait gardé le revolver à la main. Rue Gay-Lussac, auprès de la rue Royer-Collard, on rencontra un colonel d’état-major, qui s’arrêta et demanda : « Quel est cet homme ? — Rigault répondit : — C’est moi, Raoul Rigault ! À bas les assassins ! » Le caporal, sans attendre d’ordre, lui appliqua son propre revolver sur la tête en lui disant : « Crie vive l’armée ! — Rigault cria : — Vive la commune ! » Le caporal fit feu ; Rigault s’abattit la face contre terre, les bras en avant ; une convulsion le retourna ; alors un des chasseurs lui tira un coup de fusil au sein gauche. On plaça le cadavre près de la barricade de la rue Gay-Lussac, ou trois autres étaient déjà étendus contre les tas de pavés ; pour le reconnaître, on lui attacha un bouchon de paille à la ceinture. On les porta tous dans une maison voisine, où ils restèrent deux jours, ainsi que le prouve ce récépissé : « Reçu du concierge M. Morot, demeurant rue Saint-Jacques, no 250, quatre cadavres au nombre desquels celui de Raoul Rigault. — BRES, capitaine de la garde nationale, rue de la Huchette, no 19. Paris, 26 mai 1871. » Il n’y a point à plaindre Rigault. « Il a mené à la préfecture de police, a écrit Louis Rossel, l’existence scandaleuse d’un viveur dépensier, entouré d’inutiles, consacrant à la débauche une grande partie de son temps. » Il fut cruel sans raison, féroce sans excuse, et barbota dans le sang comme dans son élément naturel. Si jamais criminel mérita la mort, ce fut celui-ci. Il n’avait jamais invoqué que la force ; il mourut