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sur les champs de bataille et dans le siège des places fortes qu’on fait comme on peut, en conciliant tant bien que mal le désir d’exterminer son ennemi avec la crainte salutaire des représailles et avec un certain respect pour l’opinion publique, dont il est toujours dangereux d’encourir la réprobation. — « Il n’y a pas de préteur pour prononcer sur les différends de peuple à peuple, disait Hegel, ou plutôt le seul préteur qui puisse juger ces plaideurs armés est l’esprit du siècle. »

MM. Funck et Sorel ne sont pas des utopistes ; ils ne croient pas à la chimère de la paix perpétuelle. S’ils se refusent à tenir la guerre pour un droit, ils la considèrent comme une sorte d’affection morbide, intermittente et fatale, dont les retours ne peuvent être conjurés et dont la pauvre humanité doit prendre son parti. Ils sont même disposés à admettre que cette maladie peut avoir d’heureuses conséquences, qu’elle provoque quelquefois dans une nation des crises salutaires. Hegel a remarqué dans sa Philosophie du droit que la paix, lorsqu’elle dure assez pour qu’on puisse la croire éternelle, a pour effet de réduire une société à l’état de stagnation ; cette eau dormante, que ne balaient plus les vents, ne tarde pas à croupir. Un peuple qui n’a rien à craindre du dehors est bientôt en proie à la corruption de son bonheur; on ne s’occupe plus que de soi, les uns jouissent, les autres calculent, les uns se livrent à une vie molle réglée par l’habitude, les autres à une vie active gouvernée par l’intérêt. Le jour où le salut public est en péril, l’état parle en maître, il fait sentir sa souveraineté aux individus par les sacrifices qu’il leur impose, il les oblige à reconnaître qu’ils font partie d’un grand tout, qui doit leur être plus cher qu’eux-mêmes. — « Non-seulement la guerre, a dit Hegel, rend les peuples plus forts, mais elle procure quelquefois la paix intérieure à des nations ingouvernables. Il faut ajouter qu’elle remet toujours la propriété en question ; par là elle rappelle aux hommes que le changement est la loi de ce monde. On entend souvent parler dans les chaires de la vanité, de l’instabilité, de l’insécurité des choses humaines; ces discours sont écoutés avec une pieuse édification, après quoi chacun se dit : Que cela est vrai! je réussirai pourtant à garder mon bien. Mais s’il arrive que cette insécurité se présente sous la forme de hussards le sabre au poing, alors le sermon est pris au sérieux, et la pieuse édification se change en malédictions contre les conquérans. Malgré cela, des guerres ont lieu, toutes les fois qu’elles sont dans la nature des choses; les moissons repoussent, et les vains bavardages se taisent devant les sérieuses répétitions de l’histoire[1]. » MM. Funck et Sorel sont prêts à convenir que les hussards sont des prédicateurs éloquens et que la guerre se charge de donner aux peuples de terribles leçons d’idéalité. Ils estiment aussi qu’il dépend des gouvernemens et des chefs d’armées de la dépouiller en quelque mesure

  1. Hegel’s Crundlinien der Philosophie des Rechts, p. 420.