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portes ; on leur avait accordé ainsi une sorte de liberté relative qui parut excessive au moment où l’on avait à redouter un sérieux effort de l’armée française, et il fut décidé qu’ils seraient tous écroués à la Santé. On se méfiait sans doute de leur énergie, car on les plaça au milieu d’un bataillon complet qui les enveloppait de toutes parts pour les emmener à la prison. Deux jours après, neuf otages furent encore mis sous les verrous ; parmi eux on comptait le suisse de l’église de Notre-Dame-de-Lorette et M. d’Entraigues, conservateur du mobilier de la liste civile, qui s’était permis de refuser du linge à la fille Victorine-Louise Louvet, maîtresse du général Eudes. Or cette créature avait la passion du linge poussée à l’excès ; pendant que son prétendu mari, l’ancien assassin du pompier de La Villette, sortait accompagné de « sa maison militaire, » composée de 23 personnes au nombre desquelles figurait un officier fédéré portant le titre de chef du peloton des exécutions, elle dévalisait tranquillement le ministère de la guerre, le palais de la Légion-d’Honneur, et faisait main basse sur toute sorte d’objets précieux qu’elle expédiait rue Sainte-Amboise dans un appartement qu’elle avait loué sous un faux nom. Son mari lui donnait du reste bon exemple, car, tandis qu’elle se pavanait au ministère de la guerre avec les robes appartenant à Mme Leflô, il ne dédaignait pas, pendant les chaudes journées d’avril, d’endosser les vestes fourrées du général Gallifet, et d’aller, ainsi accoutré, caracoler à quelque distance des avant-postes. On comprend que le refus de livrer du linge et des nippes à de pareils personnages ait été un crime qui méritait une sévère punition. M. d’Entraigues en fit l’expérience.

La présence des gendarmes incarcérés à la Santé fut une cause de péril grave pour la prison, péril que Caullet, soufflé par les greffiers, parvint à conjurer. Le 19 mai, 160 fédérés, venant du IXe secteur, ivres pour la plupart, commandés par Jollivet, envahirent la maison, en vertu d’un ordre de Cayols, le bras droit et au besoin le suppléant de Serizier. Le prétexte donné à cette irruption fort dangereuse était qu’il fallait de jouer un complot formé par les gendarmes, que ceux-ci étaient des otages appartenant au peuple, et que le peuple avait pour devoir de ne point les perdre de vue. Serizier, en homme prudent, connaissant la chute du fort d’Issy, sachant très bien que le gouvernement de Versailles allait agir avec vigueur, car, deux jours auparavant, le 17, il avait reçu une forte somme pour livrer une porte qu’il n’avait point livrée, Serizier, n’ignorant pas qu’en cas de défaite la commune fusillerait les otages, avait envoyé des hommes sûrs à la Santé afin d’avoir un peloton d’exécution à ses ordres quand le moment serait venu. L’état d’ivresse de presque tous les fédérés ne permettait pas de raisonner