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commence par discuter amèrement, ironiquement, la mesure prise à son égard, puis tout à coup des paroles terribles s’élancent de ses lèvres. Le doux rêveur a disparu, voici l’enfant sauvage des grands bois de Certines. « Quelquefois, écrit-il, je me demande, si je venais à mourir, et si, de mon lit de mort, je me soulevais pour vous demander compte de ma vie, ce que vous répondriez ! » L’apostrophe irritée continue sur ce ton : « Étrange méthode ! pour m’apprendre à me conduire dans la vie, on commence par me la faire détester. Oui, je suis désolé, mon cœur est déchiré… C’est la première fois que j’ai des pensées de désespoir. Jusqu’à présent, je traitais de fanfaronnade le dégoût de la vie, mais je le sens qui s’attache à moi… » Son père est là pendant que, les larmes aux yeux et la rage dans l’âme, il confie au papier ces plaintes brûlantes, c’est lui qui va plier la lettre, qui la lira peut-être. Rien ne l’arrête, ni le respect, ni la crainte. Autrefois, quand il était triste, il pensait à sa mère ; aujourd’hui, il ne sent plus en lui que douleur et amertume. C’est ce trop plein d’amertume qui déborde.

Le lendemain cependant tout a changé. Le père a renoncé pour son fils à l’École polytechnique, et aussitôt, bien que le naufragé de la veille soit tout heureux de crier : « terre ! terre ! » à peine arrivé au rivage, un touchant scrupule le tourmente. « Et toi, ma chère maman, qu’en penses-tu ? » tout s’apaise, tout s’arrange ; c’était sa mère qui de loin, persuadant de sa raison si douce certaine parente quelque peu dominatrice, avait amené le dénoûment désiré. Il ne reste plus maintenant que la question d’une autre carrière à suivre. Si les chiffres d’Edgar Quinet n’ont pu le conduire à l’École polytechnique, ils le conduiront bien dans les bureaux d’une maison de banque. L’y voici installé, surnuméraire, expéditionnaire, avec la promesse de gagner assez prochainement 75 francs par mois. C’était d’abord chez un M. L…, il passe de là chez le receveur-général de Paris. L’année suivante, il aura 1,200 francs d’appointemens et ne coûtera plus rien à sa mère. « Au reste, lui écrit-il, la besogne n’a rien de difficile ; j’ai été bientôt au fait. C’est moi qui suis chargé de copier les lettres et d’en écrire l’analyse au dos. J’en composerai moi-même dès que le jargon épistolaire me paraîtra moins obscur, car là aussi il y a du mystère. Attaché à mon pupitre depuis neuf heures du matin jusqu’à quatre heures, j’ai encore bien le temps de lire, de travailler, de penser à toi et de m’inquiéter. Je vois arriver le dimanche comme un bon ami. »

Minces détails, dira-t-on, familiarités naïves et de portée médiocre I Ne le croyez pas. Est-il rien d’insignifiant, lorsqu’il s’agit des hommes qui ont touché aux plus hautes idées de leur époque ? N’est-ce pas ce début si simple qui marque d’avance la valeur de tout ce qui va suivre ? Douceur, candeur, humilité, défiance de