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autant qu’on pourrait croire la mauvaise qualité du charbon d’ErékIi qu’ils brûlent dans leurs fourneaux. Il est certain que les Turcs, qui font d’admirables soldats, n’ont pas la vocation maritime. Un autre inconvénient de l’institution navale ottomane est l’exclusion, dans les états-majors, de tous les étrangers, à l’exception de l’amiral Hobart-Pacha. Cependant le personnel a été exercé avec soin, assez bien formé aux manœuvres et au tir, et les côtes de Crète seraient moins mal gardées que par le passé. D’autre part les Grecs n’ont pas oublié la tactique de Canaris ; incomparables caboteurs et hardis corsaires qu’ils sont, ils s’ouvriront toujours une route pour maintenir les communications régulières entre le continent et l’île. Le concours d’un certain nombre d’officiers de l’armée du roi George, venant servir comme volontaires, serait ainsi assuré, et le ravitaillement de l’insurrection pourrait s’opérer, quoique d’une façon irrégulière ; mais la bonne volonté, si sincère qu’elle soit, d’une puissance au budget obéré et qui ne compte que 1,200,000 sujets, pourra difficilement donner gain de cause à ses protégés de Crète.

Si pourtant la Crète obtenait un jour la libre disposition de ses destinées et se donnait à la Grèce, un difficile problème se poserait : que deviendraient les 60,000 Turcs qui l’habitent aujourd’hui ? Ils ne pourraient compter sur la générosité des raïas devenus les plus forts ; de plus leur fierté se révolterait à l’idée de vivre sous la loi des infidèles. On assisterait sans doute à une émigration en masse, qui satisferait les rancunes des fanatiques et des imprévoyans de l’orthodoxie ; mais en réalité le départ des beys, qui représentent toute la fortune du pays, et des cultivateurs musulmans équivaudrait à la ruine de la province. La population est déjà fort clair-semée et ne suffit pas à la culture des terres. Les affaires n’amènent ici l’argent qu’en faible quantité. Les gros traitemens des fonctionnaires et la paie de l’armée, avant l’introduction du papier-monnaie, qui est toute récente, mettaient en circulation un utile supplément de numéraire. La Grèce, qui n’a pas de population surabondante et qui peut à peine équilibrer ses dépenses, ne saurait ni combler les vides d’une émigration, ni venir au secours de la misère financière de sa nouvelle province.

Un autre grand pays d’Europe avait précédé le royaume hellénique dans le rôle d’initiateur des Crétois aux idées d’affranchissement. En 1770, la Russie avait envoyé des émissaires en Crète et fomenté une sédition qui du reste fut assez promptement réprimée. Rien ne peut faire présumer ses intentions en ce qui regarde l’île dans les circonstances présentes. Les agens russes en Crète, tout en laissant comprendre qu’ils n’approuvaient pas le régime auquel les Turcs soumettent leurs sujets, apportaient beaucoup de réservé et de discrétion dans toutes leurs démarches et évitaient avec le