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et, sans attendre l’heure légalement fixée pour le vote, procéda au scrutin avec ses créatures. Faisant faire un demi-tour de cadran à l’aiguille de l’horloge municipale, le bureau déclara la clôture du vote avant l’arrivée des électeurs de la partie adverse. Le tour était joué, la commune avait donné ses 300 voix au candidat de l’opposition. Le résultat fut expédié au chef-lieu, mais à quoi bon? Le gouverneur ne fut pas assez sot pour s’embarrasser de si peu. Au recensement général des suffrages, il se trouva que les 300 voix de la commune à l’alcade malade appartenaient au candidat ministériel.

Telles sont les mœurs électorales de l’Espagne; peut-être ne faut-il pas cependant prendre de pareilles histoires à la lettre. Dans tous les discours, dans tous les récits d’un Espagnol, il y a toujours une part d’exagération qu’il est prudent de porter en décompte. On ne doit jamais oublier que le français hâblerie vient du castillan hablar, et que le verbe espagnol qui signifie parler semble dériver du latin fabulari. Quoi qu’il en soit, de tels traits, alors même qu’ils ne seraient pas exacts, montrent, de la part de ceux qui les racontent avec une orgueilleuse complaisance, une singulière perversion morale. La campagne est naturellement le domaine privilégié des fraudes électorales, bien qu’elles franchissent parfois les portes des villes. Là aussi le zèle des gouverneurs ou des alcades a recours au besoin à de bizarres procédés. Dans une petite ville d’Andalousie, où la lutte menaçait de mal tourner, l’autorité fit, au moment de clore le scrutin, lâcher un taureau qui, dispersant les électeurs, lui permit de recenser à sa façon les bulletins. Peut-être est-il plus dangereux qu’utile pour un peuple d’avoir dans les mains les armes et l’attirail de la liberté, s’il doit s’en jouer ainsi au risque de se blesser lui-même.

Avec de telles habitudes, on comprend qu’en Espagne le résultat des élections ait peu de valeur aux yeux du pays, aux yeux de l’opinion. Ainsi profanées par les gouvernemens ou les partis, les formes les plus sacrées de la liberté politique perdent le respect des masses et ne sont plus regardées que comme de vaines et menteuses cérémonies. En Espagne, un vote unanime n’affermit pas un gouvernement, chaque parti se tenant sûr du même succès dès qu’il aura dans les mains le même instrument. Dans la plupart des élections, le résultat est si bien prévu qu’en dehors de quelques grands centres l’opposition renonce à la lutte. Cette abstention étant attribuée aux conditions inégales du combat et non à la faiblesse des partis qui refusent de combattre, le prestige de l’opposition demeure intact au milieu de ses défaites électorales, tandis que le pouvoir ne tire de ses triomphes aucune force réelle. Des victoires plus disputées et moins complètes auraient un tout autre prix. En leur ouvrant