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C’est là une vérité mise en lumière par l’histoire même des dernières années. Aurions-nous été tentés de détourner les yeux de l’étranger, que l’étranger ne nous en eût pas donné le loisir. Nous avons des voisins qui ne se laissent pas oublier : lorsque nous sommes le plus occupés de nos propres affaires, le plus enclins à nous absorber dans nos luttes de partis, nous entendons au-delà des Vosges des fanfares guerrières qui viennent nous rappeler à nos périls, à la concorde, à la circonspection. Si la France est relativement sage et modérée, si la république n’y a pas encore couru les mêmes aventures qu’en Espagne, nous en sommes en partie redevables à nos voisins d’outre-Rhin. La presse allemande, avec ses attaques alternativement sourdes et bruyantes, nous rend le plus grand service qu’un peuple puisse recevoir d’un autre ; c’est pour nous la voix du veilleur de nuit qui dissipe les songes et ramène à la réalité, ou le cri de la sentinelle qui avertit de l’approche du danger. L’Espagne, dans son isolement, n’a pas de voisin pour l’inviter avec la même autorité à l’union, à la sagesse, à la patience; aussi les passions déchaînées par les révolutions y peuvent-elles plus librement se donner cours, et la démocratie plus longtemps se débattre dans le désordre. Le jour où elle verserait dans l’anarchie, la république aurait encore moins de chance de durée en France que dans la Péninsule, parce qu’elle y compromettrait davantage l’existence nationale.

Un pays dont la cohésion n’est point maintenue par le besoin d’union vis-à-vis de l’étranger se trouve plus aisément menacé de dissolution par la rupture du vieux lien monarchique. La structure du sol espagnol aggrave ce danger pour l’Espagne. Ce cadre national si nettement dessiné par la mer et les Pyrénées est à l’intérieur coupé par la nature en grands compartimens, inégaux, séparés les uns des autres. En dépit des contours massifs de la Péninsule, l’isolement s’y retrouve au dedans comme au dehors. Le relief du sol y dresse entre les diverses provinces des barrières que ne laissent pas soupçonner les côtes peu échancrées de l’Ibérie. Grâce aux plateaux arides et à demi déserts des deux Castilles, la richesse et la population des Espagnes, au lieu de converger vers le centre comme dans la plupart des autres pays de l’Europe, se répandent, se déversent vers le pourtour littoral, vers la périphérie. Sous ce rapport, la France et l’Espagne sont deux pays tout différens, tout opposés : chez l’un, le sang tend à affluer au cœur jusqu’à délaisser les membres; chez l’autre, la vie, active aux extrémités, diminue d’intensité à mesure qu’on se rapproche du centre. Séparée des hautes plaines de Castille par d’épaisses sierras, chacune des régions de l’Océan ou de la Méditerranée a sa vie propre et tend à