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qu’il veut être Dieu. « Nous y voyons une manière vive et extraordinaire, mais jusqu’à un certain point admissible de traduire une grande vérité. Qu’appelle-t-on Dieu dans l’usage commun des hommes? Est-ce ce que les philosophes désignent sous le nom de l’absolu, l’infini, l’inconditionnel, l’être des êtres, l’idée des idées? Non, car de tels mots dépassent de beaucoup l’intelligence de la plupart des hommes et ne répondent qu’imparfaitement à la notion qu’ils se font de la nature divine. Pour eux, du moins dans l’état actuel des croyances religieuses chez les nations les plus civilisées, c’est un être infiniment sage, infiniment juste, infiniment bon qui les a créés, qui les soutient et les dirige par sa providence. Telle est la vraie notion de Dieu; c’est ce qu’on appelle « le bon Dieu. » Or, si nous demandons la signification de ces attributs, sagesse, justice et bonté, nous verrons que chacun d’eux a rapport à la créature et à la création. Qu’est-ce qu’être sage, si ce n’est approprier les moyens aux fins dans une œuvre de ses mains? être bon, sinon répandre ses dons avec munificence sur d’autres êtres que soi-même? être juste, si ce n’est récompenser ou punir, selon leurs mérites, des agens moraux? Supposez que Dieu n’ait pas créé le monde, comment pourrait-on l’appeler sage? Supposez qu’il n’ait pas créé d’êtres sensibles, comment pourrait-on l’appeler bon? Enfin s’il n’avait pas créé d’agens moraux, comment pourrait-on l’appeler juste? La justice, la sagesse et la bonté, c’est-à-dire les attributs moraux de Dieu, ceux qui le rendent aimable, respectable, redoutable, ceux qui sont l’objet des religions, n’existeraient donc pas (tels du moins que nous les concevons), si Dieu ne s’était fait créateur; c’est donc le Créateur que nous appelons Dieu, ce sont ses attributs moraux qui le constituent tel par rapport à nous. Au-delà de ces attributs est une essence absolument incompréhensible[1], objet d’adoration, mais non d’amour. On peut donc dire qu’en se faisant créateur, l’absolu s’est fait Dieu. Avant la création, nous pourrons l’appeler avec Schelling Deus implicitus, après la création Deus explicitus : celui-ci sera le vrai Dieu, le premier nous étant inaccessible par l’infinité de son essence. Voilà jusqu’où nous pouvons aller dans la théorie de Schelling et de Secrétan. Devons-nous aller plus loin? Non, car nous rencontrons alors devant nous le principe de contradiction, seule barrière qui puisse défendre la raison humaine des attaques du scepticisme.

Nous ne chicanerons pas l’auteur sur cette assertion que la notion

  1. Cette doctrine ne serait pas aussi hétérodoxe qu’on pourrait le croire. Le père Gratry soutient quelque chose d’analogue, lorsqu’il développe dans son livre de la Connaissance de Dieu sa belle théorie des deux degrés d’intelligibles dans la nature divine.