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atmosphère de vieilles gens et n’éprouvait aucun ennui à entendre et à partager leurs bavardages. Loin de là, rien ne lui semblait plus naturel et même plus agréable que ces causeries où revenaient sans cesse comme sujets de conversation les regrets du temps passé et l’affirmation de tous les préjugés nobiliaires. Cette petite société représentait pour elle le monde, l’extérieur, la vie.

Lorsque Pierre sortit de l’école, Marguerite avait vingt-trois ans. C’était une admirable fille, en plein épanouissement de jeunesse, qui s’était développée quand même malgré les contraintes d’une vie si étroite et les bornes étouffantes d’un horizon si renfermé. Sous ses cheveux blonds, presque roux, elle avait un teint d’un éclat éblouissant, qui faisait penser, sans qu’on cherchât un madrigal dans cette comparaison, à la neige des montagnes colorées par le sang rose du soleil levant. Cette fleur fraîche mettait dans la sombre maison une note de lumière et de gaîté. Le caractère de Marguerite était épanoui comme son corps. Il était même resté un peu enfant, tandis que sa beauté avait déjà tous les charmes formés d’une femme complète. Son esprit, tourné par la marquise vers des idées sérieuses et graves de dévoûment et de fierté, n’avait point pris dans cette fréquentation l’allure solennelle. Il était toujours jeune, enjoué, presque folâtre, d’une naïveté adorable. Habituée dès longtemps à l’isolement, à l’économie, à l’absence des plaisirs les plus ordinaires, elle en était arrivée à ne pas même se douter des privations qu’elle subissait et à ne pas désirer d’autre joie que celle de voir son frère réussir.

Elle fut donc très inquiète en constatant un beau jour qu’il manquait quelque chose à son bonheur. Qu’était ce quelque chose ? Elle l’ignorait absolument ; mais elle en sentait tout à coup le besoin troublant et impérieux. Elle se surprenait à rêver sans savoir pourquoi et sans même savoir à quoi. Ses doigts s’arrêtaient au milieu d’une broderie, où ses yeux restaient fixés obstinément, ne regardant que le vide, jusqu’à se brouiller, comme quand on contemple longtemps le feu. Il lui venait des langueurs inconnues, des frissons qui lui parcouraient soudain tout le corps et montaient ainsi qu’un chatouillement dans les cheveux de sa nuque, où il lui semblait alors sentir passer un souffle chaud. Une fois, en jouant au piano une fugue de Bach qu’elle savait par cœur et qui ne lui avait jamais produit d’autre effet qu’une impression purement musicale, elle se mit à pleurer doucement. Une autre fois, pendant qu’elle faisait ses prières, elle crut que Jésus lui souriait, et elle eut sur les lèvres la sensation d’un baiser furtif.

La marquise et sa petite société s’aperçurent sans peine d’un changement que Marguerite ne chercha pas du tout à dissimuler. Entre deux parties de whist, on tint à voix basse un conciliabule à