Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/382

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

œuvre. Dans la voie où je suis engagée, je ne veux ni ne puis regarder en arrière. Je reste avec vous de mon plein gré ; je continuerai ma tâche solitaire et studieuse jusqu’au jour où, confondant les dédains et les préjugés, je trouverai dans la gloire un dédommagement à toutes les autres satisfactions dont je me serai privée ; mais, si ce jour n’arrive pas, alors, mon oncle, sachez-le bien, je vous maudirai. »

Dès ce moment, le tuteur, pris d’effroi, n’eut plus qu’une pensée, s’enfuir de nouveau avec sa pupille, et cette fois jusqu’en Amérique. Malgré ses protestations d’orgueil blessé, Ernestine aimait, à n’en pas douter, Jean Möllner ; si cet amour avait le temps de prendre racine, si l’idée du mariage venait à s’emparer de l’âme tenace de la jeune fille, Leuthold était perdu, car comment eût-il rendu ses comptes de tutelle ? Par l’entremise d’un agent transatlantique, il eut vite trouvé pour lui-même un emploi quelconque dans une grande usine chimique de New-York ; il mit en même temps sous les yeux de sa nièce un projet de traité qui lui assurait de gros honoraires pour une série de « lectures » à faire dans une société scientifique d’outre-mer. Le titre de lauréat d’une université allemande suffisait à ouvrir là-bas toutes les portes à la jeune fille ; Leuthold en montrait pour preuve quelques journaux américains, où déjà l’éloge de la femme géniale s’étalait en plusieurs colonnes dans le style de la réclame la plus ampoulée. Bien que flattée secrètement dans ses légitimes ambitions, Ernestine, avant de se rendre, en écrivit sous main à Möllner. N’ayant reçu aucune réponse, elle signa enfin le traité.

De plus en plus la thèse s’efface au profit du drame pur et simple. Comme Ernestine et son tuteur s’apprêtent à quitter Hochstetten, Jean Möllner apparaît soudain ; c’est le deus ex machina qui apporte les pièces du dénoûment. La jeune fille apprend que toute sa fortune est gaspillée, que son oncle est un faussaire, qu’on a vu celui-ci dérober de nuit dans la boîte postale du village les lettres écrites par sa pupille, enfin que les preuves de ces fraudes multiples sont au pouvoir de Möllner lui-même. Leuthold, se voyant perdu, se sauve à Hambourg dans le dessein de s’y embarquer au plus vite ; mais son signalement l’a devancé. Par un hasard malheureux, la maîtresse de l’hôtel où il descend n’est autre que Berthe, sa ci-devant femme. Celle-ci le dénonce, et au moment où on l’arrête, il s’empoisonne avec de la strychnine. Quant à Ernestine, qu’une horrible fièvre a saisie à la suite des révélations qu’elle a entendues, elle est recueillie dans la maison de la conseillère, où le docteur Heim lui sauve de nouveau la vie, en attendant que Jean Möllner achève de lui guérir l’âme.