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sacrifié au profit d’une cause exclusive, le romancier a réussi dans sa visée essentielle : il l’a emporté sur le fond ; mais si volontairement ou à son insu l’auteur a faussé les termes du débat, s’il a restreint ou laissé dévier l’enquête selon les besoins de sa plaidoirie, alors, quelque talent qu’il ait déployé, si habile qu’il se soit montré dans la mise en œuvre, il n’a fait qu’un travail d’artiste ; le penseur en lui a manqué le but. Ce point dûment établi, et sans vouloir peser chaque chose dans une fine balance, je vais tâcher de mettre en leur jour les qualités et les défauts du roman social et philosophique qu’a écrit Mme de Hillern.

Ernestine Hartwich est la fille d’un hobereau de l’Allemagne du Nord qui exploite une distillerie à Unkenheim. Elle a eu en naissant l’irréparable tort de frauder l’espoir d’un père qui avait compté sur la venue d’un garçon ; aussi porte-t-elle lourdement le poids de sa faute originelle. Pour elle comme pour Florence Dombey, dans le roman de Charles Dickens, il n’y a au monde que rebuffades et brutalités. Dès ses premières lueurs de raison, la souffreteuse Ernestine, qui a grandi sans mère et au hasard, épèle vaguement l’énigme de sa destinée. Ces mots : « Ce n’est qu’une fille ! » qu’elle a entendu tant de fois répéter autour d’elle ne lui sortent pas de l’esprit, et l’on sait quel labour silencieux opère dans la cervelle d’un enfant l’obsession d’une idée fixe. Après avoir bien réfléchi à son sort, la pauvrette se dit qu’il dépend d’elle de le corriger : si c’est pour leur force et leur vaillance que l’on estime tant les garçons, elle s’efforcera d’égaler ceux-ci en mâle énergie. Le maître d’école d’Unkenheim n’assure-t-il pas déjà qu’elle a plus d’esprit et qu’elle apprend mieux qu’aucun garçon ? Le reste viendra par surcroît, il ne s’agit que de le vouloir. Et la fillette de passer incontinent de la théorie à la pratique. Invitée chez une châtelaine du voisinage, Mme la conseillère Möllner, elle y trouve sur la pelouse une nombreuse société d’enfans de l’un et l’autre sexe. Ernestine se mêle à leurs ébats avec le dessein bien arrêté de surpasser chacun en vigueur et en adresse. Elle y réussit en effet ; mais, au lieu d’obtenir le triomphe qu’elle attendait, elle ne récolte que jalousies, colères et mauvais traitemens ; dans l’ardeur du jeu elle a bosselé un front, fait un accroc à une robe ; en revanche, ses camarades l’ont outrageusement battue, et l’un d’eux a même failli la noyer dans le bassin ; ce qui n’empêche pas toutes les mères de s’éloigner d’elle avec épouvante comme d’une créature sauvage et brutale ; « c’est une petite virago, un vrai garçon, » crient les grandes personnes à la ronde : de sorte qu’en dépit des douces paroles de consolation que lui adresse la conseillère, Ernestine, outrée de tant d’injustice, se sauve sans souper avec ses vêtemens ruisselans d’eau à travers la nuit. Dès qu’elle s’aperçoit de sa