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touchant, et dites s’il ne vous semble pas fait pour servir de fond à cette période des Borgia. « Cette image de la Pitié, sévère à la fois et radieuse de flamme ineffable, nous apparaît, au sein de ces ténèbres morales, comme un flambeau de purification pieusement allumé dans le sanctuaire profané de l’Église[1]. » Involontairement on se prend à rêver aux stations que fit Lucrèce devant le divin marbre, plus éloquent peut-être et prêchant mieux le recueillement que la parole des confesseurs et des abbesses.

Cependant le pape n’était pas homme à laisser sa fille gaspiller le temps en vaines sentimentalités. Alfonse d’Aragon allait avoir pour successeur Alfonse d’Este. Le second mari de Lucrèce vivait encore, que déjà cette union avec Ferrare occupait le Vatican. C’était la politique d’Alexandre et de César qui, par là, s’assuraient la Romagne, dont Venise leur disputait la possession, et se ménageaient des ouvertures sur Bologne et Florence d’autre part. Hercule d’Este, père du futur époux, trouvait dans la combinaison une manière de garantir ses états contre le brigandage des Borgia. Il est vrai qu’à cet avantage se mêlait quelque désagrément. Pour la maison d’Este, — la plus ancienne et peut-être la seule légitime des maisons princières d’Italie, — c’était en effet un médiocre honneur que d’épouser toute une race de pareils aventuriers. L’altesse régnante en devint fort perplexe ; l’intérêt pourtant prit le dessus, car le bonhomme Hercule aimait l’argent ni plus ni moins que le ferait un marchand enrichi, et nul mieux que lui ne s’entendait à réviser des comptes. Mais son fils Alfonse manifesta d’abord la plus mauvaise volonté ; de mœurs simples et sérieuses, il avait un caractère assez original et la tête dure. Ni le faste romain, ni l’élégance de sa femme ne le touchaient, et son orgueil n’admettait point qu’un gentilhomme en passe, comme il était, d’épouser la veuve du duc d’Angoulême et de s’allier aux rois de France, épousât la fille d’un pape espagnol et qui ne s’appelait que Lenzuoli Borgia. Quant aux grandes dames de la famille, leur opposition ne se modérait pas, la sœur d’Alfonse, Isabelle de Mantoue, sa belle-sœur Elisabeth d’Urbin, fulminaient d’aigreur et de malveillance, terribles colères dont Lucrèce eut pourtant raison par la suite. C’est que le charme était dans sa nature, et que sa nature, jusqu’alors comprimée à Rome, tiraillée, soumise à l’incessante inoculation d’une pestilence ambiante, allait enfin pouvoir, à Ferrare, développer ses bons côtés.

Néanmoins le jeune duc héréditaire consentit, mais après de rudes combats, et parce que le duc régnant, son père, le menaça d’épouser Lucrèce au cas où lui s’entêterait à la refuser. Une fois

  1. Gregoriovius, t.1er, 125.